Plateforme pour l’eau, le gaz et la chaleur
Article technique
30. janvier 2024

Stockage saisonnier de la chaleur

Le stockage en aquifère pour alimenter les réseaux de chaleur

L’eau est un excellent moyen de stockage. Elle permet de conserver la chaleur pendant des jours, des semaines, des mois et même de transférer de la chaleur captée en été aux jours froids de l’hiver. Cette propriété est mise à profit par le stockage en aquifère: dans ces systèmes, les roches et l’eau des aquifères font office stockage thermique saisonnier à des profondeurs de quelques centaines de mètres. Des scientifiques de l’Université de Genève étudient actuellement le potentiel du stockage en aquifère pour l’approvisionnement en chaleur du réseau de chaleur genevois.
Benedikt Vogel 

L’idée n’est pas nouvelle. Elle a en effet été discutée dès les années 1970, lorsque la crise pétrolière a rappelé la finitude des ressources fossiles. L’idée de base était alors de chauffer l’eau dans des installations solaires thermiques pendant les mois d’été, puis de la stocker dans des couches profondes de la terre afin de l’utiliser les mois d’hiver pour le chauffage et la production d’eau chaude sanitaire. Pour ce faire, l’eau chauffée par l’énergie solaire était pompée dans des couches de roches contenant de l’eau (aquifères) et d’y stocker temporairement pendant quelques mois (fig. 1). De tels stockages en aquifère ont par exemple fait l’objet de recherches pratiques à Colombier (canton de Neuchâtel) et à Lausanne (canton de Vaud). En raison du manque de rentabilité, ils n’ont toutefois pas été réalisés à l’échelle industrielle en Suisse.

Stockage saisonnier de la chaleur de l’environnement

Aujourd’hui, l’idée du stockage en aquifère connaît peut-être une renaissance dans notre pays, à savoir comme solution de stockage à haute température pour les réseaux de chaleur. Le réseau de chaleur joue un rôle de plus en plus important dans l’approvisionnement des ménages et des entreprises en chauffage et en eau chaude sanitaire. Dans les zones urbaines en particulier, il peut apporter une importante contribution à la transition vers un approvisionnement en énergie non fossile. Jusqu’à présent, la majeure partie de la chaleur des réseaux de chaleur provenait d’installation d’incinération des déchets urbains (UIOM) ou de centrales de chauffage au bois. Le développement des réseaux de chaleur requière alors de nouvelles sources de chaleur.

C’est là qu’intervient le concept d’une équipe de chercheurs de l’Université de Genève: comme source de chaleur au stockage, les scientifiques proposent d’utiliser la chaleur de l’environnement provenant du sol, des lacs ou de l’air ambiant. La chaleur de ces sources est amenée à un niveau de température plus élevé (d’environ 40 à 85°C) par des pompes à chaleur fonctionnant, de préférence, avec de l’électricité renouvelable. Les auteurs du concept préconisent d’utiliser les pompes à chaleur pendant les mois estivaux pour produire l’excédent de chaleur, et de la stocker temporairement dans des aquifères jusqu’à l’hiver (fig. 2). Concrètement, cela pourrait se présenter comme suit: la chaleur de l’environnement est prélevée toute l’année dans le lac Léman à température de 10 °C avant d’être rehaussée jusqu’à 85 °C par des pompes à chaleur. En hiver, cette chaleur est utilisée directement pour le chauffage et l’eau chaude sanitaire. Pendant les mois d’été en revanche, les excédents de chaleur sont stockés dans un aquifère situé à 1000 m de profondeur, d’une température naturelle entre 40 et 45 °C, ce qui augmente ainsi la température de l’aquifère à 60-70 °C. Lors de la saison de chauffe suivante, la chaleur emmagasinée dans le stock est transférée vers le réseau de chaleur et peut ainsi être utilisée pour couvrir les besoins thermiques du réseau.

Une production de chaleur efficace

Le concept des scientifiques genevois peut paraître étonnant au premier abord. Ne serait-il pas plus judicieux d’utiliser la chaleur de l’environnement exclusivement en hiver pour couvrir les besoins thermiques du réseau de chaleur, lorsque le besoin est réel? Fleury de Oliveira de l’Université de Genève voit de bonnes raisons pour le stockage saisonnier dans les aquifères: «La production de chaleur en été et son stockage jusqu’à l’hiver présente plusieurs avantages : l’électricité estivale est moins chère et, en outre, sa production génère nettement moins d’émissions de gaz à effet de serre que celle produite en hiver. De plus, les investissements dans les pompes à chaleur sont plus faciles à amortir si elles fonctionnent toute l’année».

Fleury de Oliveira est physicien MAS de formation et travaille au sein du groupe Systèmes énergétiques de l’Université de Genève. Avec ses collègues, il étudie depuis 2019 l’utilisation du stockage en aquifère dans le contexte des réseaux de chaleur. Les Services industriels de Genève (SIG) participent au projet de recherche, dont l’acronyme est P2ATES (Power-to-heat et stockage thermique en aquifère, pour la réduction du CO2 dans les chauffages à distance), en tant que bailleur d’idées et de fonds. L’OFEN soutient le projet dans le cadre de son programme de recherche sur le solaire thermique.

Le stockage en aquifère ont des émissions de CO2 plus faibles

Pour comprendre les avantages de l’utilisation du stockage en aquifère on peut imaginer, à titre d’exemple, un réseau de chaleur avec trois sources de chaleur. La première provient d’une installation d’incinération des déchets urbains (UIOM) qui fournit la charge de base pour le réseau de chaleur (30% de la charge de pointe). Puis, elle est complétée par une pompe à chaleur (charge intermédiaire, 20% de la charge de pointe) et par une chaudière à gaz (charge de pointe, 50% de la charge de pointe). Dans leur étude, les chercheurs genevois ont calculé deux scénarios dans lesquels l’excédent de chaleur en été est stocké dans un aquifère à moyenne profondeur (500 mètres). Dans le premier scénario, seul l’excédent estival de l’UIOM a été stocké dans l’aquifère, tandis que dans le deuxième scénario, en plus de l’excédent estival de l’UIOM, la chaleur générée par la pompe à chaleur est également stockée.

Les calculs montrent que dans le scénario 1 (UIOM uniquement), les émissions annuelles de CO2 du réseau de chaleur diminuent de 10 à 20% par rapport à un fonctionnement sans stockage en aquifère. La réduction des émissions de CO2 est encore plus prononcée dans le scénario 2 (UIOM et pompe à chaleur): dans ce cas, les émissions de CO2 du réseau de chaleur diminuent de 30 à 40% par rapport à un approvisionnement en chaleur sans stockage en aquifère.

La question du dimensionnement

Selon les calculs des scientifiques genevois, le fonctionnement estival des pompes à chaleur combiné à un stockage en aquifère permet donc de faire un grand pas vers un approvisionnement en chaleur pauvre en CO2. Ce concept comporte toutefois plusieurs défis. Cela implique le bon dimensionnement des unités de production de chaleur par rapport à la charge thermique du réseau de chaleur, mais également la bonne connaissance des températures de départ et de retour qui seront nécessaires. De plus, la conception du stockage en aquifère est également exigeante (notamment en termes de taille et de débit).

L’équipe P2ATES a développé des réponses théoriques à ces questions. Elles permettent de relier ces paramètres entre eux de manière relativement simple et d’en déduire des règles de dimensionnement. En outre, elles contribuent également à déterminer à l’avance dans quel cas un système de stockage en aquifère fournira une performance optimale. En complément, les chercheurs ont simulé, à l’aide d'un modèle numérique, plusieurs milliers de systèmes de stockage en aquifère pour des réseaux de chaleur d’une puissance de 1 MW (230 ménages), 10 MW (2'300 ménages) et 100 MW (23'000 ménages), ainsi que différents paramètres tels que la température du réseau de chaleur ou l’épaisseur, la perméabilité et la pression d’eau de l’aquifère. Les résultats de ces simulations sont actuellement comparés aux résultats prédits par la théorie et seront inclus dans le rapport de projet qui devrait être publié d’ici fin 2023.

Évaluer les dangers de manière réaliste

Les stockages en aquifère peuvent être construits uniquement dans des zones qui ne sont pas destinées à l’approvisionnement en eau potable. La construction de ce nouveau type d’accumulateur de chaleur nécessite des études approfondies. Il faut ainsi s’assurer qu’aucun tremblement de terre ne se produise lors des forages et plus tard pendant l’exploitation, comme ce fut le cas en son temps pour les projets de géothermie à Bâle (2006/07) et à Saint-Gall (2013). «Nous estimons que le risque sismique est nettement plus faible, d’une part parce que nous forons moins profondément», explique Pierre Hollmuller (Université de Genève), codirecteur du projet. «D’autre part, nous utilisons des formations géologiques dans lesquelles l’eau souterraine circule déjà naturellement, il ne s’agit donc pas de stimuler des couches de roches profondes en injectant de l’eau à haute pression comme dans les forages de Bâle et de Saint-Gall.» Par ailleurs, sous le nom de GEOBEST2020+, un nouveau cadre protocole a récemment été mis en place pour définir les procédures appropriées pendant les forages et l’exploitation.

Un autre défi concerne le changement de température du milieu naturel: en fonction de la température injectée, des réactions biochimiques se produisent dans l’aquifère, ce qui peut entraîner des dépôts de minéraux (par exemple de calcaire) et de bio-filmes dans la tuyauterie et dans les échangeurs de chaleur. De tels effets indésirables doivent être contrôlés par des contre-mesures (par ex. rinçage avec des acides appropriés).

Berne teste un réservoir géologique

Pour l’instant, on ne sait pas encore à quoi pourrait ressembler concrètement un stockage en aquifère pour le réseau de chaleur genevois. Berne a pris de l’avance: le fournisseur d’énergie de la ville, Energie Wasser Bern, y teste un réservoir géologique près de la centrale énergétique Forsthaus, qui permettra de stocker en hiver les excédents de chaleur estivaux de l’UIOM dans des couches de grès aquifères situées entre 240 et 500 m de profondeur (fig. 3 et 4). Le grès fera alors office d’accumulateur de chaleur saisonnier. Selon la planification, l’accumulateur a une capacité de 12 à 15 GWh, ce qui correspond à environ cinq pour cent des ventes annuelles de chaleur de la centrale énergétique Forsthaus.

Les forages effectués à Berne ont permis d’extraire des carottes de plusieurs centaines de mètres. Une équipe d’experts spécialisés étudie actuellement la composition de la roche et son aptitude au stockage géologique. Parallèlement à l’évaluation des données géologiques, Geo-Energie Suisse prépare les phases de test de l’accumulateur. Dès qu’une image plus précise des couches rocheuses sera disponible, le comportement de pompage et de circulation de l’eau dans le sous-sol sera étudié, avec des cycles de «charget» et de «décharge» dans le réservoir géologique . Ces tests devraient être terminés au cours du second semestre 2024.

Il sera intéressant de voir comment le stockage en aquifère se développera dans les réseaux de chaleur suisses dans les années à venir (fig. 5). Au Danemark, il est courant depuis longtemps d’utiliser des bassins d’eau artificiels pour stocker la chaleur. L’eau chaude y provient typiquement de collecteurs solaires. Des projets plus récents visent à utiliser des pompes à chaleur alimentées par l’électricité éolienne pour la production de chaleur. Il existe également d’autres modèles d’affaire comme ceux du Pays-Bas, où stockage en aquifère y est utilisé pour fournir du froid commercial: dans ce cas, les accumulateurs fonctionnent à basse température (environ 10 °C) et utilisent des formations géologiques à faible profondeur.

Un stockage en aquifère chauffe le Bundestag allemand

Deux stockages en aquifère (en anglais Aquifer thermal energy storage/ATES) sont en service depuis 2003 dans le sous-sol des bâtiments du Bundestag allemand à Berlin. Un aquifère situé à 320 m de profondeur fait office d’accumulateur de chaleur: pendant les mois d’été, il absorbe la chaleur excédentaire (jusqu’à 70 °C) d’une installation de couplage chaleur-force. Grâce à l’apport de chaleur, l’aquifère se réchauffe d’environ 20 °C à plus de 60 °C et cette chaleur peut ensuite être utilisée pour le chauffage des bâtiments pendant les mois d’hiver. La température de l’aquifère redescend alors à sa température naturelle d’environ 20 °C.

Un deuxième aquifère - situé à 60 mètres sous la surface du sol - fait office d’accumulateur de froid : à cette profondeur, la terre a une température naturelle de 12 °C environ. Pendant les mois d’hiver, cette chaleur est utilisée pour chauffer les bâtiments via une pompe à chaleur. La terre se refroidit alors jusqu’à 5 °C. Cette énergie de refroidissement peut être ensuite utilisée pour rafraîchir les bâtiments pendant les mois d’été.

Selon un calcul de simulation pour les deux réservoirs, 93% du froid et 77% de la chaleur stockés peuvent être utilisés par cette voie. La condition préalable est que les aquifères soient protégés par des couches de roche thermiquement isolantes.

Tout système de stockage en aquifère nécessite de l’énergie pour faire fonctionner les pompes qui font circuler l’eau dans le sous-sol lors du chargement et la font remonter à la surface lors du déchargement des réservoirs. En raison de la salinité de l’eau, les tubes de l’accumulateur chaud de Berlin sont fabriqués en résines renforcées de fibres de verre (cette précaution n’était pas nécessaire pour les tubes de l’accumulateur froid). Tous les tuyaux sont en permanence sous pression afin d’éviter que l’oxygène ne pénètre dans la nappe phréatique.

 

Températures de l’aquifère à la tête du puits près de l’aquifère du Bundestag à Berlin. (Graphique: d’après le modèle B. Sanner et. al. 2005)

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