La station d’épuration de Porrentruy et environs (SEPE) traite les eaux usées des communes d’Alle, Baroche, Bressaucourt, Cornol, Courgenay, Courtedoux, Fontenais, Grandfontaine, Haute-Ajoie et Porrentruy (fig. 1). Elle est dimensionnée pour 25 000 équivalents-habitants (EH) et restitue les eaux traitées dans l’Allaine.
Les précipitations sur le bassin versant urbain de la STEP perturbent son fonctionnement optimal en générant des pointes de débit dans les filières de traitement. Ces pointes, caractérisées par une augmentation rapide du débit, ont un impact significatif sur le traitement des micropolluants (ozonation). En effet, ils provoquent un déplacement indésirable des boues du décanteur secondaire vers le traitement des micropolluants.
Ce déplacement des boues vers le traitement des micropolluants est problématique. Premièrement, cette turbidité due au déplacement des boues altère la mesure d’absorbance UV utilisée pour le dosage de l’ozone. De plus, un dépôt de matières en suspension (MES) se forme en entrée d’ozonation.
Les mesures d’absorbance UV, également appelées SAK (spektraler Absorptionskoeffizient), à la longueur d’onde 254 nm en entrée et sortie de traitement sont utilisées pour l’estimation du taux d’abattement des micropolluants [1]. La turbidité provoquée par le déplacement des boues fausse la mesure SAK et peut mener à un surdosage de l’ozone.
Un surdosage systématique d’ozone a un coût économique et peut induire des problèmes de toxicité en cas de réaction de l’ozone résiduel avec d’autres composés (p. ex. bromure). Dans le cas d’un traitement des micropolluants par filtre à charbons actifs, un déplacement de MES peut aussi causer un problème de colmatage. Pour pallier à ce problème, deux mesures ont été mises en place:
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La purge du décanteur secondaire est réalisée en augmentant le débit des pompes de recirculation environ 2 heures avant l’arrivée de la pointe de débit. En premier lieu, elle était déclenchée manuellement par l’exploitant de la STEP sur la base de prévisions de précipitations. Cette purge est désormais enclenchée automatiquement sur la base de prévisions d’apports à la STEP. Cette automatisation était nécessaire pour permettre des purges également la nuit et les week-ends lorsque l’exploitant n’est pas sur site. Elle a été mise en place en mai 2022.
Nous évaluons ici la performance du déclenchement automatiquement des purges du bassin secondaire grâce à la prévision d’apports. Les prévisions sont calculées par le jumeau numérique RS URBAN (Hydrique Ingénieurs), intégrant les prévisions de précipitation INCA de MétéoSuisse. La régulation et la commande des processus de la STEP sont réalisées par la supervision RITOP (Rittmeyer). Via la plateforme d’échange et d’analyse de données RITUNE (Rittmeyer), les données mesurées et visibles sur la supervision RITOP sont stockées, analysées et échangées avec des tiers.
Afin de limiter le déplacement des boues, la recirculation doit être augmentée avec une anticipation de la pointe de débit (env. 2 h). Les prévisions d’apport permettant cette anticipation sont obtenues par simulation pluie-débit (jumeau numérique RS URBAN). Elles sont prises en compte par l’automate programmable configuré via le système de supervision (RITOP). Les composantes du système de gestion prédictive ainsi que les flux de données sont décrits à la figure 2.
Le jumeau numérique RS URBAN est utilisé pour la prévision et l’analyse précises des processus hydrologiques et hydrauliques dans le bassin versant de la STEP. En combinant des prévisions météorologiques détaillées et des données spécifiques sur l’infrastructure d’évacuation des eaux, RS URBAN permet une prévision efficace des écoulements et des charges polluantes dans le réseau d’évacuation et ses ouvrages. RS URBAN fonctionne en SaaS (logiciel en tant que service) et met constamment à jour ses prévisions. Pour cela, il reçoit automatiquement des données météorologiques, de mesure du réseau et de la station d’épuration ainsi que des prévisions nowcasting INCA.
Le nowcasting est une méthode de prévision météorologique à court terme (jusqu’à 6 h). La méthode permet d’estimer les précipitations en temps réel à l’aide des mesures radars de précipitations. Le nowcasting offre une haute résolution temporelle et spatiale. Le déplacement des cellules de précipitation mesurées par le radar est simulé en utilisant la direction et la vitesse du vent prévue par un modèle de prévision météo numérique (NWP). Finalement, la prévision radar est combinée à la prévision NWP.
MétéoSuisse produit des prévisions nowcasting depuis 2020. Il s’agit des prévisions INCA (Integrated Nowcasting through Comprehensive Analysis). Le nowcasting est un sujet de recherche très actif. Les algorithmes de prévision de MétéoSuisse ont été améliorés à plusieurs reprises ces dernières années, notamment dans le but de mieux prévoir les orages intenses et localisés [2].
D’une part, le jumeau numérique nécessite des données en temps réel de la station d’épuration. D’autre part, il fournit des valeurs prévisionnelles nécessaires à l’optimisation de l’exploitation de la station d’épuration. Le logiciel d’analyse de données RITUNE a ainsi été installé, recueillant toutes les données d’exploitation et les valeurs de laboratoire. Il sert de plateforme d’échange de données entre le modèle pluie-débit RS URBAN et le système de contrôle RITOP, tout en respectant les recommandations de sécurité ICT pertinentes.
La paramétrisation de l’automate enclenchant la recirculation des boues est la suivante. Si les prévisions d’apports (horizon 4,5 heures) dépassent le seuil de 230 l/s pendant plus de 30 minutes, la fréquence des pompes de recirculation est augmentée de 30 Hz à 50 Hz. L’augmentation du débit des pompes débute deux heures avant l’arrivée prévue du dépassement du seuil de 230 l/s. Lorsque la prévision repasse en dessous 230 l/s, la recirculation est contrôlée proportionnellement au débit entrant à la STEP.
La performance des prévisions opérationnelles livrées à la STEP est évaluée sur la période de août 2022 à janvier 2024. Nous évaluons la capacité du jumeau numérique à prévoir le dépassement du débit (Q) seuil 230 l/s démarrant le processus de purge du décanteur secondaire. La prévision de dépassement du seuil doit être donnée au minimum 2 h avant l’arrivée effective du débit à la STEP. La performance des prévisions est évaluée pour plusieurs horizons de prévision entre + 2 h 30 et + 4 h 30.
Des algorithmes d’alarme peuvent être mis en place pour gérer les incertitudes liées aux prévisions météorologiques. Pour cette application, la purge ne peut être démarrée que si la prévision de dépassement du seuil est confirmée par les prochaines actualisations des prévisions Ainsi, la performance des prévisions est évaluée selon 3 algorithmes d’alarme:
Deux critères sont considérés pour l’évaluation du modèle de prévision:
On appelle «événement» tout dépassement du seuil par la mesure. Un événement est considéré comme détecté si une prévision annonce un dépassement proche de l’instant de dépassement mesuré. Une tolérance de deux heures est admise. Une illustration d’événement est proposée à la figure 3: la première prévision est manquée car le dépassement est prévu trop tôt. La seconde prévision est réussie. Réciproquement, une alarme est correcte lorsque la mesure a effectivement dépassé le seuil autour du dépassement prévu.Â
La performance du modèle est résumée en évaluant le taux de détection (HIT) et le taux de fausses alarmes (FAR). Ces scores sont définis aux équations 1 et 2. en utilisant la matrice de contingence du tableau 1.
 | Alarme |  ∑ | ||
Active | Inactive | |||
Mesure | Dépassement | Événements détectés | Événements manqués | Evénements |
Pas de dépassement |
Fausses alarmes |
- | Â | |
∑ | Alarmes |  |  |
Tab. 1 - Matrice de contingence pour l’évaluation de la performance du modèle de prévision.
Eq. 1 - Calcul du taux de détection (HIT).
Eq. 2 - Calcul du taux de fausses alarmes (FAR).
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Un modèle parfait détecte la totalité des événements (HIT = 100%) sans faire aucune fausse alarme (FAR = 0%). Les indicateurs HIT et FAR évalués pour les différents algorithmes d’alarme sont indiqués au tableau 2.
Taux de détecion |
|||||
Leadtime |
Algorithme d'alarme | N événements mesurés | N événements détectes | N événements manqués | Taux de détection |
2h30 | 1 prévision > 230l/s | 158 | 103 | 55 | 65% |
2h30 | 2 prévision > 230l/s | 158 | 95 | 63 | 60% |
2h30 | 3 prévision > 230l/s | 158 | 88 | 70 | 56% |
3h30 | 1 prévision > 230l/s | 158 | 99 | 59 | 63% |
3h30 | 2 prévision > 230l/s | 158 | 96 | 62 | 61% |
3h30 | 3 prévision > 230l/s | 158 | 92 | 66 | 58% |
4h30 | 1 prévision > 230l/s | 158 | 85 | 73 | 54% |
4h30 | 2 prévision > 230l/s | 158 | 81 | 77 | 51% |
4h30 | 3 prévision > 230l/s | 158 | 77 | 81 | 49% |
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Taux de fausses alarmes |
|||||
Leadtime | Algorithme d'alarme |
N alarmes | N vrais alarmes | N fausses alarmes |
Taux de fausses alarmes (FAR) |
2h30 | 1 prévision > 230l/s | 251 | 104 | 147 | 59% |
2h30 | 2 prévision > 230l/s | 225 | 100 | 125 | 56% |
2h30 | 3 prévision > 230l/s | 203 | 96 | 107 | 53% |
3h30 | 1 prévision > 230l/s | 237 | 95 | 142 | 60% |
3h30 | 2 prévision > 230l/s | 229 | 98 | 131 | 57% |
3h30 | 3 prévision > 230l/s | 207 | 99 | 108 | 52% |
4h30 | 1 prévision > 230l/s | 224 | 89 | 135 | 60% |
4h30 | 2 prévision > 230l/s | 204 | 86 | 118 | 58% |
4h30 | 3 prévision > 230l/s | 194 | 83 | 111 | 57% |
Tab. 2 - Haut: Nombre d’événements mesurés, détectés (par les prévisions) et manqués (par les prévisions) pour le calcul du taux de détection (HIT). Bas: Nombre d’alarme émises par les prévisions et nombre de vraies et fausses alarmes pour le calcul du taux de fausses alarmes (FAR).
Les performances des prévisions sont synthétisées à la figure 4. Nous observons deux tendances:
L’analyse montre qu’une règle d’alarme basée sur un horizon de prévision supérieur à 3 h 30 est sous-optimale. De plus, la répétition du signal de dépassement de seuil permet de réduire le taux de fausses alarmes. Le choix de l’algorithme d’alarme optimal doit se faire compte tenu de la sensibilité des traitements de la STEP aux purges inutiles (fausses alarmes). Une règle d’alarme avec un horizon de prévisions de 2 h 30 à 3 h 30 avec 2 répétitions du dépassement de seuil offre un bon compromis entre taux de détection et taux de fausses alarmes.
La figure 5 présente le fonctionnement d’une purge du décanteur secondaire lors de l’événement de précipitation du 20 août 2022. On observe que le débit de recirculation des boues a été augmenté env. 2 h avant l’arrivée de la pointe de débit. Il est maintenu augmenté sur toute la durée de l’événement. La recirculation est enclenchée par la répétition de 3 prévisions de dépassement du seuil 230 l/s. Les mesures SAK en entrée et sortie d’ozonation restent stables après l’arrivée de la pointe de débit. Cet événement n’a donc probablement pas provoqué de déplacement de MES vers le traitement des micropolluants. C’est un exemple du fonctionnement optimal visé par la régulation prédictive automatique.
Depuis la mise en place des purges automatiques, l’exploitant de la STEP observe une baisse de la turbidité en entrée du traitement des micropolluants. On mesure également moins d’augmentation d’ozone résiduel lors des événements de précipitation. Cette amélioration est également rendue possible par un meilleur dosage de l’ozone sur la base de la mesure d’ozone résiduelle. Les deux actions mises en place (dosage et recirculation anticipée) ont permis d’optimiser le processus d’ozonation en temps de pluie. Il est par contre difficile d’évaluer l’effet individuel de chacune de ces mesures d’amélioration.
L’optimisation des algorithmes d’enclenchement de la recirculation est essentielle pour garantir un taux de détection élevé tout en réduisant au plus le taux de fausses alarmes. Il est important en premier lieu de ne pas dégrader la situation de référence (sans régulation prédictive) en raison de recirculations inutiles et ensuite de parvenir à progressivement améliorer le traitement.
La répétition du signal de dépassement prévu du seuil s’avère efficiente pour minimiser le taux de fausses alarmes. Le nowcasting (INCA) étant relativement variable lors d’orages localisés, elle risque de déclencher par erreur la recirculation. La contrainte de répétition renforce la certitude que l’orage va effectivement se produire. Cela se paie au prix d’une réduction du temps d’anticipation, INCA ne parvenant pas toujours à détecter des intempéries plusieurs heures en avance.
Avant l’automatisation, l’anticipation était possible de manière manuelle, après consultation du bulletin de prévision de MétéoSuisse. En raison de cette approche qualitative, le risque de générer un nombre important de fausses alarmes est important. Ou alors, ce risque peut amener à un manque de réactivité en cas d’orage. Cela implique une diminution du taux de détection. La solution proposée, bien que perfectible en termes de fausses alarmes, représente déjà une amélioration significative.
L’utilisation d’un jumeau numérique pour la régulation dynamique prédictive permet ainsi d’optimiser les infrastructures existantes sans investissement majeur. Les risques financiers et de mise en œuvre sont faibles, car la solution ne peut qu’améliorer la situation actuelle, ou au pire maintenir le statu quo, avec éventuellement une légère augmentation de la consommation d’énergie liée aux pompes. Dans ce dernier cas, il serait toujours possible de l’arrêter.
Le couplage du jumeau numérique RS URBAN avec le système de contrôle RITOP pour une régulation dynamique et prédictive d’un processus à la station d’épuration est réussi. Ce système est maintenant exploité de manière opérationnelle pour l’anticipation de la recirculation des boues depuis mai 2022.
L’évaluation de la performance effective du système a permis d’optimiser les algorithmes d’alarme. En effet, un suivi des consignes proposées par le système, ainsi que de leur effet en exploitation, permet de valider la robustesse de cette approche.
Le succès de cette première application ouvre la voie à l’exploration d’autres cas d’usage pour la régulation dynamique prédictive dans les stations d’épuration. Parmi les applications les plus prometteuses figurent l’optimisation du remplissage et de la vidange des bassins de rétention ou encore la préparation d’une filière supplémentaire de traitement. L’utilisation d’un jumeau numérique couplé au système de contrôle pour la régulation dynamique prédictive constitue ainsi une approche pragmatique et efficiente pour optimiser l’utilisation des infrastructures existantes et ainsi améliorer l’efficacité et la durabilité dans la gestion des eaux usées. La poursuite des recherches et développements dans ce domaine permettra d’exploiter pleinement les avantages de cette solution, en particulier grâce à l’amélioration des processus de nowcasting, déterminants pour une anticipation réussie.
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[1] VSA-Plattform «Verfahrenstechnik Mikroverunreinigungen» (2018): Erfahrungen mit UV/VIS-Sonden zur Überwachung der Spurenstoffelimination auf Kläranlagen
[2] Sideris, I. V et al. (2020): Localized Precipitation Nowcasting in the Complex Terrain of Switzerland. Quarterly Journal of the Royal Meteorological Society 146 (729): 1768–1800
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