Un étage de pression est une unité de sectorisation d’un réseau d’eau potable, conçu pour assurer une distribution de pression adéquate aux consommateurs tout en minimisant les pertes liées aux fuites [1, 2]. Une vanne de brise-charge entre deux étages de pression constitue un point de contrôle de la pression dans le réseau d’eau. La réduction de pression induite par cette vanne entraîne une dissipation d’énergie pouvant être récupérée en partie par l’installation d’une turbine à cet emplacement [3].
Bien que la production d’énergie de cette manière soit courante dans les réseaux d’adduction, elle reste largement inexplorée dans les réseaux de distribution urbains. Par adduction (voir fig. 1), on entend les principales lignes transportant l’eau de sa source aux réservoirs de distribution, incluant les stations de traitement. Les réseaux de distribution, situés en aval des réservoirs, sont généralement constitués de circuits maillés, séparés en étages de pression, et alimentant directement les bâtiments et les structures d’une localité.
Des défis spécifiques au turbinage dans les réseaux de distribution doivent être identifiés, caractérisés et résolus:
Pour répondre à ces défis, une gestion intelligente du réseau couplée à des capteurs offre une opportunité de collecter des informations précieuses pour réagir conformément.
Cet article présente le projet de recherche TUNE (Turbine for Urban Network), qui visait à développer des fonctionnalités de pilotage intelligent pour améliorer les réseaux de distribution et à tester l’adaptabilité d’une turbine à un tel réseau. Ce projet a été réalisé par BG, la HES SO Valais, la Ville de Pully et Cla-Val.
Les réseaux de distribution en zone urbaine sont typiquement maillés, et le changement à un point peut affecter l’équilibre hydraulique de l’entier du réseau. Pour assurer une redondance d’approvisionnement, les étages de pression ont généralement plusieurs points d’alimentation: réservoirs ou connexions par des vannes de brise-charge à des réseaux amont.
Si les consignes de pression aval sur ces points d’alimentation sont réglables, nous pouvons imaginer plusieurs fonctionnalités (tab. 1):
Dans le cadre du projet TUNE, seules les trois premières fonctions ont été implémentées, sachant que les autres pourront être intégrées dans le futur en adaptant les automates.
La fiabilité de la distribution d’eau potable ne doit pas être altérée par l’introduction du système de turbinage et son exploitation doit être aussi simple que possible pour le fontainier. Ce système doit donc:
La turbine a été intégrée dans un réseau avec une configuration en étages de pression, sans réservoir lié à l’étage à l’aval de la turbine (fig. 2). Plusieurs alimentations peuvent exister depuis l’étage supérieur et le système de turbinage s’installe sur l’une de ces alimentations.
Cette configuration sans réservoir est contraignante: sans possibilité de stocker de l’eau, la demande en eau est subie . Cela limite les possibilités d’optimisation du turbinage (points de débit/chute plus intéressants).
La turbine DuoTurbo (fig. 3) a été choisie pour sa capacité d’adaptation aux variations par une optimisation des vitesses de rotation des roues en fonction du débit [5, 6]. Cette turbine a déjà été installée sur deux sites sur des réseaux d’adduction [7] et ce projet constitue une opportunité de vérifier son adaptabilité à un réseau de distribution maillé.
La turbine est installée avec deux vannes Clayton dans la chambre d’alimentation:
À noter que, si l’étage de pression a plus de deux entrées, une redondance d’alimentation significative est déjà existante et une des autres vannes du réseau peut faire office de by-pass.
Ces vannes sont équipées de pilotes permettant d’en changer la pression de consigne aval depuis un automate. Cela permet de favoriser l’alimentation par la turbine pour maximiser la production ainsi qu’inverser la priorisation pendant les périodes de faible demande. Ce basculement permet une circulation quotidienne de l’eau dans l’ensemble du réseau, contribuant à maintenir la qualité.
La vanne Clayton en série de la turbine se ferme automatiquement en cas de défaut. Couplée à une vanne papillon avec fermeture automatique en amont, cela permet d’isoler la branche turbine lors des arrêts.
Le pilotage de la turbine et des vannes doit être simple pour l’exploitant et s’insérer harmonieusement dans sa télégestion. Deux niveaux de pilotage s’imposent donc pour avoir un système simple et modulable:
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Le bon fonctionnement du système est validé selon trois axes:
La démarche a été appliquée à une installation sur le réseau d’eau potable de la ville de Pully, qui s’intéresse aux innovations technologiques et soutient des projets R&D.
Le réseau est principalement alimenté par Lausanne, avec des efforts de sectorisation et de modernisation depuis 2015 pour gérer les pressions excessives, qui ont permis de saisir l’opportunité de la construction de nouvelles chambres pour intégrer une installation pilote.
L’emplacement retenu est la chambre de Verney. Avec la chambre de Davel en parallèle, elles alimentent l’étage de pression le plus proche du lac. Ce choix se base sur une étude d’opportunité, mais surtout sur le calendrier des travaux de la commune. Il s’agit donc plus d’un site de démonstration que d’une installation à haut potentiel de production. Une première estimation de débit s’est basée sur les compteurs aux prises lausannoises et sur la consommation globale en fonction des usagers. Des mesures de débit réalisées pendant deux mois en 2021 et en 2022 ont amené à réviser à la hausse cette estimation.
L’emplacement choisi a un débit moyen de 9 l/s et une chute disponible de 3 bar au minimum. Les pressions amont varient en fonction de l’état de l’alimentation de l’étage supérieur, qui peut être soit gravitaire depuis les réservoirs de Lausanne soit en pompage depuis l’usine de Lutry.
Des essais ont été menés dans le laboratoire d’hydraulique de la HES-SO Valais. Trois types de tests ont été effectués:
Le modèle numérique du réseau de sectorisation [8] a été adapté pour intégrer la turbine et permettre des simulations en régime transitoire. Au démarrage du projet, il a permis de donner un pronostic de chute disponible et de comprendre la répartition des débits entre les deux alimentations de l’étage en fonction de l’écart entre leurs consignes. Ceci a permis d’estimer l’écart nécessaire pour favoriser l’une ou l’autre des alimentations.
Le modèle a également été utilisé pour réaliser des simulations en régime transitoire pour vérifier:
L’arrêt d’urgence au débit maximal turbinable est le cas le plus défavorable. Les résultats obtenus (fig. 5) montrent que les caractéristiques favorables à l’emballement de la turbine et le bon réglage des vannes permettent de quasiment supprimer les surpressions amont et de ne transmettre vers l’aval qu’une faible fraction de la pression amont, et ce sans dispositif anti-bélier.
Le modèle a également été utilisé pour analyser l’impact des priorisations des alimentations sur l’âge de l’eau, indicateur simple de la qualité de l’eau. Trois scénarios ont été modélisés:
a) Consignes de pressions parfaitement identiques aux deux chambres;
b) Consignes selon mesures sur site avant installation de la turbine;
c) Consignes avec turbine installée.
Selon le modèle, dans l’état a), 58% des débits journaliers passent par la chambre Verney. Cette proportion monte à 82% dans l’état c) favorisant la turbine en journée.
La figure 6 présente les résultats de temps de séjour maximal obtenus pour les nœuds de l’étage aval. L’état a) amène aux temps de séjour les plus faibles mais cet équilibre parfait est en pratique très difficile à atteindre. Si l’on compare avec la situation effective b), la mise en place du système diminue les temps de séjour pour 70% des nœuds.
La turbine a été installée à la chambre de Verney (fig. 7), sous la chaussée du chemin de Verney à Pully, et est en service depuis le 5 octobre 2023.
L’une des opérations lors de la mise en service a été de régler les consignes des vannes dans la chambre. Cette opération a également impliqué le réglage de l’autre alimentation de l’étage, ainsi que des alimentations de l’étage supérieur.
Pendant les quatre premiers mois, un rendement, i. e. une relation entre l’énergie hydraulique potentielle et l’énergie total régénérée, de 50,8% a été compatibilisé.
Un nombre moyen de 10 démarrages par jour a été constaté pendant cette période. Ce nombre élevé de démarrages s’explique en partie par les tests effectués pendant les phases de mise en service et de correction des erreurs de jeunesse du programme de contrôle-commande, mais aussi par l’occurrence de débits inferieurs au minimum turbinable.
La figure 8 présente les débits mesurés pendant trois jours en fin janvier 2024, répartis sur les trois branches: la turbine, le by-pass et la chambre parallèle Davel. L’instant marqué avec la lettre «a» correspond à un moment où effectivement le débit sur site était inférieur au minimum turbinable.
Les instants «b» correspondent aux périodes nocturnes, pendant lesquels la priorité est donnée à Davel: le basculement souhaité est réussi. Nonobstant, le débit à Davel n’est que rarement nul, même pendant la journée. 77% des débits mesurées passent par Verney, proche de l’attendu selon le modèle numérique.
Du point de vue de l’exploitant, l’installation est transparente dans le réseau. À part les quelques ajustements de jeunesse (alarmes injustifiées), il n’y a eu aucun problème de qualité de l’eau ou de perturbation. Le nœud se gère tout seul et n’est pas perçu comme une charge supplémentaire pour l’équipe de fontainiers, même si une petite inquiétude vis-à -vis de la nouveauté subsiste.
Le projet TUNE a permis de démontrer la faisabilité de l’installation d’une turbine dans un réseau de distribution d’eau potable urbain, en configuration maillé et entre étages de pression. La faisabilité du pilotage a aussi été démontrée, avec l’objectif d’optimiser la production tout en veillant à la qualité de l’eau.
Dix arrêt-démarrages quotidiens ont été détectés en moyenne depuis la mise en service, ce qui met en évidence la nécessité d’avoir une turbine robuste et réactive. Un rendement global de l’installation de l’ordre de 50% du potentiel a été obtenu.
En retour d’expérience, nous concluons que pour mener à bien un projet de ce type, il est primordial de bien connaître son réseau, en particulier:
Les consommations d’eau impactent le choix de la machine. Avoir des mesures fiables du débit se révèle ainsi très important pour avoir une vision de la rentabilité. La saisonnalité et la présence de grands consommateurs sont des facteurs également impactants. En présence d’incertitudes, il semble préférable de sous-dimensionner pour maximiser la durée de turbinage et donc le productible.
Dans un tel réseau, où les débits sont faibles en comparaison à un réseau d’adduction, la chute devient la variable la plus déterminante pour la production énergétique. Des emplacements où la dissipation nécessaire est conséquente (au minimum de 3 bar) sont recommandés.
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[1] Xu, Q. et al. (2014): Water saving and energy reduction through pressure management in urban water distribution networks. Water Resources Management 28(11): 3715–3726
[2] Ulanicki, B. et al. (2016): Open and closed loop pressure control for leakage reduction. Urban Water: 2(2): 105–114
[3] Samora, I. et al. (2016): Opportunity and economic feasibility of inline micro-hydropower units in water supply networks. Journal of Water Resources Planning and Management 142(11).
[4] EPA (2002): Effects of Water Age on Distribution. System Water Quality. U.S. Environmental Protection Agency
[5] Biner, D. et al. (2016): Engineering and performance of duoturbo: microturbine with counter-rotating runners. Proceedings, 28th IAHR Symposium on Hydraulic Machinery and Systems, Grenoble
[6] Hasmatuchi, V. et al. (2016): Performance measurements on the duoturbo microturbine for drinking water systems. Proceedings, Hydro 2016, Montreux, Switzerland, 2016
[7] Biner D. et al. (2021) DuoTurbo: Implementation of a Counter-Rotating Hydroturbine for Energy Recovery in Drinking Water Networks. Sustainability 13(19): 10717.
[8] G2C ingénierie (2015): Modélisation hydraulique du réseau/Validation des prises projetées en mode dégradé et recherche d’optimum des diamètres de canalisation du réseau d’eau de boisson. Volet n°3. Rapport de technique final
[9] Biner, D. et al. (2019): DuoTurbo: A New Counter-Rotating Microturbine for Drinking Water Facilities. In: Proceedings of the International Conference on Innovative Applied Energy, Oxford, UK, 14–15 March 2019
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