Dans les environs de Viège, la vallée du Rhône, large d’environ 1 km, a une morphologie glaciaire typique en forme d’auge (fig. 1). La profondeur du substratum est d’environ 80 m à Brigerbad et 400 m à Turtmann [1]. Le remplissage sédimentaire consiste en une succession de dépôts morainiques, glacio-lacustres et fluviatiles. L’aquifère formé par les dépôts fluviatiles abrite une nappe semi-captive, nourrie par les infiltrations du Rhône et de ses affluents, les précipitations et les apports latéraux le long des versants. La nappe est exploitée pour l’eau potable, la géothermie, les bains, l’agriculture et l’industrie via de nombreux puits répartis dans la vallée.
Une première correction majeure du Rhône (1ère Correction du Rhône) a lieu de Brigue au Léman, de 1863 à 1894, suite à la crue de 1860. Or, les travaux d’endiguement réalisés sur le fleuve ont pour effet une élévation progressive du lit. Par conséquent, une seconde correction (2e Correction du Rhône) est réalisée de 1930 à 1960, dans le but d’augmenter la puissance de charriage du fleuve. Toutefois, plusieurs crues majeures survenues depuis ont montré la nécessité de réaliser de nouveaux travaux, qui font l’objet de la 3e Correction du Rhône (R3).
Une partie des travaux planifiés de R3 ont déjà été réalisés, parmi lesquels l’élargissement et l’approfondissement d’un tronçon du Rhône qui s’étend de l’aval de Brigerbad au pont de la Lonza à Viège. Cet ouvrage est référé sous le nom de «Lot 7 de la Mesure Prioritaire de Viège». Dans ce secteur les travaux ont causé une remontée locale de la nappe, maîtrisée par l’implantation de puits de rabattement, fonctionnant en période de hautes eaux depuis l’été 2016.
L’impact des travaux a motivé l’étude de la connexion hydraulique entre le Rhône et la nappe dans les environs de Viège, sur la base des abondantes données piézométriques disponibles. Cet article présente la méthode d’analyse et les résultats de l’étude.
Etoffée sur la base des travaux exploratoires de Gianni et al. [2], la méthode tire parti des éclusées du Rhône, à savoir les fluctuations du niveau induites par l’exploitation hydroélectrique du fleuve et de ses affluents. Sous certaines conditions, le signal hydrologique produit par les éclusées se propage au sein de la nappe sous forme d’un signal piézométrique. La transformation du signal, qui dépend des propriétés hydrauliques du lit de la rivière et de l'aquifère, est simulée à l’aide d’un modèle mathématique. L’un des paramètres clé du modèle, le coefficient de retard, qui décrit l’amortissement du signal causé par le lit du fleuve, est ajusté de sorte à reproduire au mieux les valeurs piézométriques observées sur une période donnée. La variation temporelle du coefficient de retard peut finalement être interprétée en termes de variation de la conductance du lit du Rhône.
Les données analysées consistent en des chroniques du niveau du Rhône mesurées aux stations hydrologiques fédérales de Brigue et Sion, et des chroniques du niveau piézométrique de la nappe du Rhône, issues de la base de données hydrogéologiques du canton du Valais. Le pré-traitement des données, nouvelle adjonction à la méthode proposée par Gianni et al. [2], élargit le champ d’application de cette dernière grâce à l’ajustement temporel du signal hydrologique et au filtrage des signaux hydrologiques et piézométriques.
La corrélation croisée des chroniques de stations hydrologiques contiguës permet d’établir une relation linéaire entre le niveau du Rhône (amont ou aval) et le retard du signal hydrologique à la station avale. Cette relation est utilisée pour ajuster temporellement le signal hydrologique en fonction de la distance entre la station hydrologique de référence et le piézomètre dont le signal est analysé.
Le filtrage des signaux hydrologiques et piézométriques a pour but de ne conserver que les oscillations liées aux éclusées. Les variations de basse fréquence (longue période) sont écartées, car la pertinence des hypothèses sur lesquelles le modèle mathématique repose (source ponctuelle, écoulement unidimensionnel, aquifère infini) décroît avec l’augmentation de la période des signaux. Les fluctuations de fréquence élevée sont écartées en raison de leur contamination potentielle par du bruit de mesure et de leur plus forte atténuation. Le filtre passe-bande utilisé ne laisse passer que les fréquences situées entre 5,8 × 10–6 et 4,6 × 10–5 Hz, ce qui correspond à des périodes de 48 et 6 heures.
Le modèle mathématique décrit la variation piézométrique de l’aquifère en fonction de la variation du niveau de la rivière. Le lit de la rivière et l’aquifère sont représentés de manière unidimensionnelle, tels qu’illustrés sur la figure 2. Le lit est vertical et de hauteur égale à l’épaisseur de l’aquifère. L’aquifère est semi-infini et la nappe captive. La réponse piézométrique à une hausse unitaire instantanée du niveau de la rivière, ou réponse indicielle, est calculée à l’aide de l’équation 1 [3], avec x, la distance depuis l’interface lit-aquifère, t, le temps écoulé depuis la hausse du niveau de la rivière, α, la diffusivité hydraulique de l’aquifère, et a, le coefficient de retard. En admettant un niveau initial nul, la réponse piézométrique de l’aquifère à une variation arbitraire du niveau de la rivière est obtenue par convolution de la dérivée du signal hydrologique avec la réponse indicielle (cf. équation 2) [4]. Le coefficient de retard peut ensuite être interprété en termes de variation de la conductance surfacique du lit, Kb/bb, parfois nommé coefficient de transfert.
La somme des carrés des différences, entre les valeurs observées et les valeurs simulées du niveau piézométrique filtré, est minimisée via l’ajustement du logarithme en base 10 du coefficient de retard (log10a) avec l’algorithme d’optimisation Nelder-Mead [5]. La procédure, réalisée sur une fenêtre d’analyse de 4 jours, centrée sur une valeur piézométrique, est répétée pour chaque valeur du signal.
La figure 3 indique la situation des piézomètres analysés dans les environs de Viège. L’analyse se focalise initialement sur le piézomètre VE10, indiqué par une flèche sur la figure 3, puis porte sur l’ensemble des piézomètres. Les fréquences d’échantillonnage sont d’une mesure toutes les 10 minutes pour le niveau du Rhône de Brigue et d’une mesure par heure pour les piézométriques. La conductivité de l’aquifère, Ka, est estimée à 10–3 m/s et le coefficient d’emmagasinement spécifique, Ss, à 10–4 m–1.
Le piézomètre VE10 est situé en rive gauche du Rhône, à environ 45 mètres du fleuve, entre Lalden et Viège. Il a été sélectionné pour l’analyse détaillée en raison de sa position centrale par rapport au Lot 7, de sa proximité au Rhône et de la qualité du signal.
La figure 4 présente l’ensemble des données d’analyse du piézomètre, d’avril 2011 (début des mesures continues) à décembre 2021, avec de haut en bas, le niveau du Rhône à la station fédérale de Brigue, le niveau piézométrique, les niveaux filtrés et simulés, le logarithme en base 10 du coefficient de retard (log10a) calculé, et le coefficient de détermination (r2). Le modèle reproduit globalement de manière acceptable le niveau filtré du piézomètre, plus particulièrement pendant les périodes d’avril à octobre, comme l’indique la distribution des valeurs de r2 (seules les valeurs de log10a dérivées avec un r2 supérieur à 0,1 ont été conservées). Le coefficient de retard montre une variation saisonnière marquée; il est un à deux ordres de grandeur inférieur en été.
Au début de la période d’analyse, jusqu’à juin 2012, log10a est relativement élevé (4 < log10a < 5), puis au début du mois de juillet 2012, il chute une première fois pour se rapprocher de la valeur de 3. Cette première chute coïncide avec la crue décennale des 2 et 3 juillet 2012. Des valeurs de 3 sont atteintes, lors d’une seconde chute qui coïncide avec la crue décennale du 29 juillet 2013. Puis log10a remonte lentement jusqu’à l’hiver 2015/2016. Ces deux premières chutes résultent vraisemblablement de l’augmentation de la conductance du lit liée à l’érosion du lit du fleuve causée par les crues. Elles sont suivies d’une période de remontée progressive du coefficient de retard interprétée comme une diminution de la conductance liée au re-colmatage progressif du lit.
Au printemps 2016, une nouvelle chute importante coïncide avec les travaux d’élargissement du lit du Rhône sur le chantier du Lot 7. Des valeurs en dessous de 3 sont atteintes à l’été. Après une courte remontée entre l’automne 2016 et l’hiver 2018, les valeurs les plus basses du coefficient de retard sont atteintes à l’été 2018 suite aux travaux d’approfondissement réalisés en début d’année au Lot 7. Ces chutes résultent de l’augmentation de la conductance du lit du Rhône suite à la mise en eau d’une surface non-colmatée de l’aquifère en 2016 et à l’excavation du lit en 2018.
Une lente remontée s’établit jusqu’à la mi-juin 2020, suivie d’une rechute à la fin juin, dont le début coïncide avec la purge bisannuelle du barrage de Gebidem, situé sur la rivière Massa qui se jette dans le Rhône à l’amont de Brigue. Il est probable que la purge, à l’origine d’une augmentation importante de la turbidité, ait entraîné l’érosion du lit «fraîchement» colmaté via le charriage de sédiments abrasifs provenant du massif de l’Aar (hypothèse à vérifier lors des prochaines purges).
Une lente remontée du coefficient de retard perdure jusqu’à la fin 2021. La figure 5, sur laquelle la densité des valeurs du coefficient de retard de chaque année est représentée, illustre clairement les baisses du coefficient de retard des années 2012, 2013, 2016 et 2018, et l’étalement important des valeurs résultant des variations saisonnières.
La coupe schématique verticale de la figure 6 permet d’illustrer certaines hypothèses sur l’origine de la variation saisonnière du coefficient de retard. La distribution des sédiments (silts et graviers) est basée sur une coupe géotechnique de la digue et du relevé stratigraphique du puits du piézomètre VE10. Le niveau moyen des hautes et basses eaux du Rhône et de la nappe sont représentés, ainsi que les lignes piézométriques estimées.
La première hypothèse envisagée est un colmatage moindre du lit majeur et des berges par rapport au lit mineur. Ce colmatage différentiel expliquerait la corrélation inverse moyenne entre log10a et le niveau du Rhône (–50%). La conséquence serait une conductance globale du lit variant avec le niveau du fleuve et donc des infiltrations d’autant plus importantes lorsque le niveau est élevé.
La seconde hypothèse repose sur la corrélation inverse élevée entre log10a et le niveau piézométrique de VE10 (–75%). La capacité de l'aquifère à transmettre les signaux serait fonction du niveau piézométrique, car celui-ci influence le degré de captivité de la nappe et la présence d'une zone non-saturée plus ou moins développée sous le lit. Selon cette hypothèse, la conductance du lit (et donc l'infiltration du fleuve) demeure inchangée.
La figure 7 montre la moyenne bimensuelle de log10a (courbe du haut). Si l’on suppose qu’une relation linéaire réelle existe entre log10a et le niveau du Rhône et que l’on soustrait cette composante, on obtient la courbe du milieu. Sur cette dernière, les pics négatifs correspondants aux crues de 2012 et 2013 sont diminués, ce qui indique que le niveau plus élevé du Rhône pendant les crues pourrait partiellement expliquer l’augmentation de la conductance. Par contre, les pics négatifs liés aux deux principales phases de travaux sur le lit de 2016 et 2018 sont augmentés, ce qui montre que l’augmentation de la conductance ne peut dans ce cas être imputée au niveau du Rhône et qu’elle est donc bien liée aux travaux.
Le rapport de causalité entre la connexion et la hauteur de la nappe est évidemment ambigu. Est-ce la réduction ou la disparition d’une zone non-saturée sous le lit qui augmente la transmission des signaux, ou est-ce la conductance augmentée du lit qui induit de plus fortes infiltrations et donc une nappe plus élevée? Néanmoins, si l’on suppose une relation linéaire entre log10a et le niveau de la nappe et que l’on retranche cet effet, on obtient la courbe du bas (fig. 7). Sur cette dernière, le coefficient de retard est relativement élevé et constant avant les travaux, puis il diminue fortement dès le début 2016, ce qui démontre que l’augmentation du niveau de la nappe ne peut expliquer l’augmentation de la sensibilité de cette dernière, suite aux travaux du Lot 7.
On peut donc conclure de l’analyse détaillée du piézomètre VE10, que l’impact des travaux sur la conductance du lit du Rhône est bien réel et que les remontées de la nappe résultent pour une large part de l’augmentation de l’infiltration des eaux du Rhône dans l’aquifère. Ces infiltrations sont vraisemblablement plus importantes en été lorsque les berges plus perméables sont mises en eau. Depuis 2018, dates des derniers travaux d’importance sur le lit, une tendance à la diminution de la conductance semble indiquer un re-colmatage progressif du lit.
La figure 8 présente le résultat de l’analyse de l’ensemble des piézomètres de 2010 à fin 2021. Chaque bande colorée représente la variation de log10a d’un piézomètre au cours du temps. L’ordre (de haut en bas) des bandes colorées suit la position d’amont en aval des piézomètres. La proportion des couleurs correspond à la densité des valeurs de log10a de chaque classe de valeur sur une fenêtre mobile de 30 jours. Une plus grande proportion de bleu foncé indique donc une meilleure transmission du signal hydrologique à la nappe, alors qu’une plus grande proportion de jaune clair indique une déconnexion de la nappe en termes de transmission des pressions.
Globalement, on observe une diminution de la sensibilité de la nappe tout à l’amont, au début du bassin hydrologique. La connexion est faible en haut et au centre du bassin où le Rhône est globalement «perché», puis elle augmente au fur et à mesure que le niveau du lit s’approche de celui de la nappe.
A l’intérieur de la zone encadrée, on observe clairement une rupture des motifs de distribution de log10a de la plupart des piézomètres à partir de 2016. Le piézomètre VE10, qui fait partie du lot, n’est en effet pas le seul à montrer une sensibilité augmentée de la nappe suite aux travaux du Lot 7. Comme pour le piézomètre VE10, on observe globalement une diminution progressive de la sensibilité de la nappe aux éclusées depuis les travaux de 2018, ce qui conforte l’hypothèse d’un re-colmatage progressif du lit.
La figure 9 donne la situation des piézomètres qui montrent une sensibilité accrue de la nappe dès 2016 (points rouges). Ces points encadrent le tronçon du Lot 7.
D’autres travaux ont été réalisés sur le lit à l’aval du Lot 7 sans qu’un impact conséquent sur la nappe n’ait été identifié. La différence entre le niveau du Rhône et celui de la nappe est moins importante à l’aval, et la connexion Rhône-nappe est «naturellement» plus élevée. On peut en conclure qu’au Lot 7, c’est la combinaison de plusieurs facteurs qui a induit la remontée de nappe, à savoir une position relativement élevée du lit du Rhône par rapport au niveau de la nappe, une connexion hydraulique relativement faible avant les travaux et des travaux impactant la couche colmatée du lit et mettant en eau de nouvelles surfaces de l’aquifère initialement non-colmatées.
Suite aux résultats encourageants obtenus à Viège, la méthode d’analyse décrite est actuellement utilisée comme outil de suivi de la connexion hydraulique entre le Rhône et la nappe dans la vallée du Rhône entre Brigue et le lac Léman.
Un prototype d’application, réalisé pour le Service des dangers naturels du canton du Valais, permet la mise à jour automatique de l’analyse d’une sélection de piézomètres et la visualisation des résultats via une interface web. A terme, tous les piézomètres donnant des résultats d’analyse pertinents seront intégrés. Les objectifs de cet outil sont de permettre au maître d’ouvrage d’évaluer la sensibilité de l’aquifère aux variations du niveau du Rhône pour une région donnée (le périmètre d’une mesure par exemple), puis d’anticiper et de suivre l’impact des travaux sur la connexion hydraulique Rhône-nappe, et d’évaluer dans quelle mesure une hausse/baisse du niveau piézométrique est en lien avec une modification de cette dernière.
L’étude présentée, basée sur l’analyse du signal piézométrique induit par les éclusées du Rhône, a permis de valoriser une partie des nombreuses données piézométriques disponibles dans la vallée du Rhône. Les résultats de l’étude permettent de tirer les conclusions suivantes:
La méthode est adéquate pour l’analyse historique des données piézométriques, mais aussi pour le suivi en temps réel de la connexion Rhône-nappe. Un prototype d’application, créé à cet effet, permet de suivre l’évolution de la connexion hydraulique en de multiples endroits de la vallée du Rhône entre Brigue et le Léman.
[1] Besson, O.; Rouiller, J.-D.; Frei, W.; Masson, H. (1991): Campagne de sismique-réflexion dans la vallée du Rhône (entre Sion et Martigny, Suisse). Bulletin de la Murithienne 109: 45–64
[2] Gianni, G.; Richon, J.; Perrochet, P.; Vogel, A.; Brunner, P. (2016): Rapid identification of transience in streambed conductance by inversion of floodwave responses. Water Resources Research 52(4): 2647–2658
[3] Carslaw, H.S.; Jaeger, J.C. (1959): Conduction of heat in solids. Oxford University Press, UK, 51pp.
[4] Hall, F.R.; Moench, A.F. (1972): Application of the convolution equation to stream-aquifer relationships. Water Resources Research 8(2): 487–493
[5] Gao, F.; Han, L. (2012): Implementing the nelder-mead simplex algorithm with adaptive parameters. Computational Optimization and Applications 51(1): 259–277
Les auteurs remercient la Confédération et le canton du Valais pour le financement de cette étude, ainsi que le Service des dangers naturels du canton du Valais, le CREALP et les bureaux locaux de géologues et d’ingénieurs pour la collecte et la mise à disposition des données et les discussions fructueuses sur les résultats de l’analyse.
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