La mise en œuvre des mesures de protection des eaux souterraines telles que prévues par la législation fédérale est en pratique dépendante de l’état des connaissances disponibles sur la ressource en eau. Cette connaissance ne peut être développée qu’au travers des différents processus permettant de collecter, consolider, agréger et diffuser les données d’observations sur les eaux souterraines et le sous-sol.
Le Centre de recherche sur l’environnement alpin (CREALP) contribue activement, depuis plus de 25 ans en collaboration étroite avec différents services du Canton du Valais, à la mise en œuvre de ces processus ainsi qu’à la valorisation des données sous forme de produits et d’outils destinés aux gestionnaires cantonaux, communaux ainsi qu’aux praticiens. C’est dans cet objectif de valorisation que le Service de l’environnement (SEN) du Canton du Valais a mandaté le CREALP en 2018 pour la réalisation «au fil de l’eau» de cartes piézométriques mensuelles de l’aquifère alluvial de la plaine du Rhône. Ce chantier ambitieux a débuté en 2019 avec l’élaboration des cartes afférentes à la région du Valais Central (de Sierre à Évionnaz).
La nature et l’agencement des sédiments rencontrés dans la vallée du Rhône entre Brig et le lac Léman (env. 120 km) est étroitement lié à l’historique des avancées et retraits glaciaires durant l’ère quaternaire. L’épaisseur du remplissage quaternaire peut atteindre localement près de 1000 m et reste encore mal documentée en profondeur [1, 2]. À ce jour, l’essentiel du système aquifère exploité (nappe phréatique du Rhône) a une épaisseur moyenne de 50 m environ. Il se com-pose principalement d’alluvions grossières perméables et de matériaux plus fins correspondants à des dépôts d’inondation et/ou marécageux. Latéralement peuvent venir s’intercaler des sédiments issus des cônes de déjection déposés par les affluents du Rhône. Les processus de dépôt des sédiments quaternaires dans une vallée alpine sont complexes et peuvent localement occasionner de fortes hétérogénéités horizontales et verticales (fig. 1).
La nappe phréatique du Rhône s’écoule avec un gradient moyen de 2‰ et un battement saisonnier d’environ 1 m. En dehors des cônes de déjection, le toit de la nappe est relativement proche de la surface (1 à 3 m de profondeur). La nappe est principalement alimentée par les précipitations et le Rhône. Les données d’observation indiquent que les apports de versants viennent également contribuer à la recharge aquifère, bien qu’ils restent encore difficiles à quantifier précisément. La relation entre le Rhône et la nappe phréatique n’est pas univoque dans l’espace et dans le temps, le Rhône pouvant tour à tour, dans certains secteurs de plaine et/ou à certaines périodes de l’année, alimenter ou drainer la nappe phréatique. En outre, un réseau dense de canaux a été construit au cours du 19e siècle dans le but de drainer la plaine et permettre l’exploitation des terres et ainsi favoriser l’essor de l’agriculture dans la vallée du Rhône. Ces canaux continuent à réguler localement le niveau de la nappe phréatique.
La nappe phréatique de la plaine du Rhône fait l’objet d’une surveillance plus ou moins régulière depuis plus de 50 ans. La surveillance quantitative de la nappe entre Brig et le Léman est assurée depuis les années 2000 par un réseau cantonal fort d’environ 140 stations de mesure auxquelles sont venues s’ajouter 180 stations rattachées au projet de la 3e correction du Rhône. Ces stations sont équipées de sondes de mesures en continu mesurant les niveaux, la température et pour certaines également la conductivité électrique des eaux souterraines. Depuis les années 2000, ces stations ont été progressivement dotées de modules de télétransmission des données. Le CREALP assure, sous mandat cantonal, la maintenance des stations, la collecte, le traitement et l’archivage des données. Depuis 2003, les données d’observation quantitatives de la nappe sont bancarisées dans la base de données hydrogéologique cantonale REGIS [3].
L’ensemble des données d’observation a permis la réalisation de cartes piézométriques mensuelles «au fil de l’eau» de la nappe phréatique, par la technique du krigeage avec dérive externe (KDE) ou krigeage universel [4-6]. Le principe de base admis suppose que la géométrie de la surface
piézométrique reste à peu près invariante dans le temps et fluctue autour d’une moyenne (= dérive). Cette dérive peut être représentée par une surface comme par exemple un modèle numérique de terrain ou, comme dans le cas présent, par une surface piézométrique de référence (= ébauche). Par comparaison au krigeage ordinaire (KO), la technique du KDE permet une amélioration sensible de la précision des estimations notamment dans les secteurs sous-échantillonnés, car la tendance générale de la dérive externe aura été respectée lors de l’interpolation. La première étape consiste donc à calculer les ébauches, au nombre total de 12, une par mois, qui feront office de dérive externe.
Des surfaces de rĂ©fĂ©rences mensuelles ont Ă©tĂ© Ă©laborĂ©es entre Sierre et Évionnaz pour la pĂ©riode 19761–2017. Ces surfaces peuvent ĂŞtre considĂ©rĂ©es comme des «normes» qui reprĂ©sentent les niveaux mensuels moyens de la nappe calculĂ©s sur une pĂ©riode d’observation de 40 ans. Comme il est admis que la surface piĂ©zomĂ©trique fluctue autour d'une moyenne, le niveau piĂ©zomĂ©trique au point x Ă l'instant t P(x,t) peut s'exprimer selon l'Ă©quation:Â
P(x,t) = E(x) + R(x,t)
Avec :
Â
Techniquement, le processus d’élaboration des cartes se compose de 4 étapes qui sont schématisées dans la figure 2.
Cette première étape essentielle vise à caractériser le jeu de données du point de vue statistique et à dégager la structure (i. e. relations spatiales) de celles-ci. Elle permet également de s’affranchir des données erratiques et/ou des doublons. La figure 3 résume les caractéristiques des différents jeux de données utilisés pour l’élaboration des surfaces de références mensuelles pour le secteur Sierre-Évionnaz. Les mois de février, mars, juin et juillet sont les plus fournis en données du fait de la réalisation par le passé de nombreuses campagnes de terrain visant à suivre les niveaux de la nappe pour les périodes dites de «basses eaux» (février-mars) et de «hautes eaux» (juin-juillet) calées sur le régime hydrologique du Rhône.
Cette deuxième étape consiste à calculer pour chaque point du jeu de données de base, l’écart (= résidu) entre le niveau mensuel moyen déduit statistiquement et la pente de la nappe considérée comme une dérive et inférée de manière géostatistique.
Cette troisième étape permet d’élaborer une carte des résidus sur l’ensemble du champ d’étude. Elle implique la caractérisation de la structure spatiale des données à l’aide d’une analyse variographique qui va permettre de modéliser la corrélation spatiale des données à différentes distances. L’ajustement du modèle de variogramme est une étape décisive qui garantit que l’interpolation (= krigeage) respectera les mesures.
À l’issue de l’étape 3, une carte des résidus est disponible pour chaque mois. Ces cartes seront utilisées comme support (background) dans l’étape finale qui consiste à interpoler la piézométrie moyenne mensuelle par la technique du KDE. Grâce à cette méthode de calcul, il est possible d’obtenir une interpolation de la surface piézométrique mieux contrainte et plus plausible pour les secteurs présentant un déficit de mesures (fig. 4).
Ces cartes de référence (= ébauches) fournissent des documents de base permettant d’identifier et/ou de caractériser des processus hydrogéologiques locaux ou régionaux. Elles permettent également la production de produits dérivés à valeur ajoutée comme les cartes d’épaisseur de la zone non saturée (fig. 5) et du battement naturel de la nappe (fig. 6). Autant d’outils pouvant être mis avantageusement à profit pour les tâches d’aménagement du territoire aussi bien que de gestion et de protection de la ressource en eau de la plaine du Rhône.
La production «au fil de l’eau» des cartes piézométriques mensuelles de la nappe phréatique du Rhône constitue le second volet du travail engagé par le SEN et le CREALP en 2019. L’objectif visé est la production de catalogues annuels de la piézométrie de la nappe phréatique de la plaine du Rhône. L’élaboration des cartes se fait en deux phases: dans un premier temps, calcul de cartes provisoires à partir des données d’observation en continu collectées à distance via les stations de mesure dotées de la télétransmission, et dans un deuxième temps, production des cartes consolidées à partir de toutes les données d’observation en continu collectées sur le terrain puis traitées et validées. Pour le secteur Sierre-Évionnaz, le jeu de données exploitables est ainsi multiplié par deux d’une étape à l’autre. La figure 7 illustre un exemple de cartes réalisées suite aux intempéries que le Canton du Valais a connu en janvier 2018 (précipitations intenses accentuées par la fonte de la neige à moyenne altitude). Les stations équipées de modules de télétransmission (35 unités) ont permis dans un premier temps d’analyser rapidement l’effet des intempéries sur les niveaux de la nappe (rapid mapping). Des remontées de la nappe en lien avec des apports latéraux depuis les versants ont été ainsi mises en évidence, notamment dans les secteurs du coude du Rhône à Martigny, de Vétroz-Ardon ou encore de Réchy-Chalais. Par la suite, ces premières tendances ont pu être confirmées et précisées suite à la récupération sur le terrain et à l’intégration des données de l'ensemble du réseau de surveillance (76 unités).
Pour faire face au risque de gelées printanières (i. e. gelées noires) affectant l'arboriculture et la viticulture dans la plaine du Rhône, les agriculteurs recourent de longue date à des systèmes d'irrigation par aspersion. Ces systèmes sont dans la majeure partie des cas directement alimentés par la nappe phréatique au moyen de puits de pompage. Suite à un important épisode de gel survenu en avril 2017, une analyse rétroactive de l'effet de ces systèmes d'irrigation sur la nappe phréatique a été conduite à la demande du SEN. Des cartes piézométriques ont ainsi été réalisées par le CREALP pour les périodes avant et pendant mise en service des pompes. L’analyse comparative de ces cartes permet de mettre en évidence un rabattement significatif de la nappe phréatique dans les régions les plus exposées au risque de gel et où la lutte par aspersion était la plus active (par exemple jusqu’à 1,5 m dans la région de Charrat-Martigny entre les kms 10 et 12: fig. 8). Dans l’optique d’assurer une pratique agricole en adéquation avec les exigences de protection des nappes phréatiques, cet exemple illustre l’intérêt de disposer d’outils permettant d’apprécier les effets de ce type d’usage de l’eau. Ces effets, si non correctement anticipés, peuvent être à l’origine de nombreux problèmes comme une baisse de la production d’autres puits (captages d’alimentation en eau potable, captages pour l’exploitation thermique de la nappe phréatique, etc.), de possibles phénomènes de tassement ou encore de la dégradation de la qualité des eaux souterraines par remobilisation de substances polluantes issues de terrains ou de sites contaminés.
En juin-juillet 2019, différentes régions de la plaine du Rhône en Valais central et Haut-Valais fait face à des remontées de nappe susceptibles d'occasionner des inondations localisées et des atteintes. Cette remontée significative des niveaux de la nappe est directement imputable à deux crues successives du Rhône respectivement celle du 10–11 juin 2019 suite à un épisode orageux puis celle de début juillet 2019 liée à d’importants apports de fonte consécutivement à deux semaines de canicule.
La cartographie de l’effet de ces crues sur la nappe phréatique a mis en évidence une augmentation significative des niveaux de nappe, notamment à proximité du Rhône, qui pouvaient localement être supérieurs d’un mètre à la surface de référence du mois de juillet calculée pour la période 1976–2017 (fig. 9). De telles remontées subites de nappe peuvent mettre en danger des installations et activités existantes et altérer la qualité des eaux souterraines dans l'éventualité d'une mobilisation et/ou migration de substances polluantes depuis la zone non saturée. La gestion du risque lié à ces phénomènes bénéficie d'un recours à des plans de surveillance optimisés qui intègrent des schémas d'action concertés.
Depuis 2018, un ambitieux travail de cartographie de la piézométrie de la nappe phréatique de la plaine du Rhône a été initié par le Canton du Valais sous l’impulsion conjointe du SEN et du CREALP. Ce travail a permis de se doter de cartes de références établies sur la base de moyennes mensuelles calculées sur la période 1976–2017. Ces cartes sont directement intégrées au processus de calcul géostatistique (Krigeage avec Dérive Externe, KDE) mis en œuvre pour la production de nouveaux jeux de cartes (p. ex. catalogues annuels, cartographie de situations hydrologiques particulières d’origines naturelles ou anthropiques) basés sur les observations fournies en temps réel par les réseaux de surveillance de la nappe phréatique de la plaine du Rhône.
L’exploitation des cartes de référence permet en outre le calcul de nombreux produits dérivés parmi lesquels on peut citer les cartes de l’épaisseur de la zone non saturée, du battement saisonnier, du régime d’écoulement ou encore de la saisonnalité des eaux souterraines. L’ensemble de ces produits participent à une meilleure compréhension et connaissance du fonctionnement de la nappe phréatique de la plaine du Rhône. Ils fournissent par ailleurs les données de base indispensables à la conduite des projets de construction et d'aménagement du territoire ainsi qu'aux tâches de gestion et de protection de la nappe phréatique du Rhône.
Une première étape de ce projet a été réalisée avec l’élaboration des cartes relatives à la région Valais central (secteur Sierre–Évionnaz). Les cartes relatives au Bas-Valais et au Haut-Valais sont en cours de production de manière à couvrir quasiment l’intégralité de la plaine du Rhône entre Brig et le Léman.
Ce travail assure un retour sur les efforts et les investissements fournis par le Canton du Valais depuis plus de 25 ans en matière de surveillance des eaux souterraines depuis la modernisation et l’optimisation des réseaux de mesure jusqu’à la gestion et la diffusion des données. Ces efforts devraient trouver une nouvelle concrétisation avec l’implémentation du futur système d’information sur les eaux souterraines STRATES-VS qui offrira une plateforme moderne pour la diffusion et l’exploitation de ces cartes et qui permettra l’unification des applications existantes dédiées aux eaux souterraines du canton du Valais (portail web HYDRO: https://wolga.crealp.ch/wolga/, STRATES-Viewer: https://strates.crealp.ch/) et au sous-sol (portail Geocadast:https://geocadast.crealp.ch/).
Portail web HYDRO: https://wolga.crealp.ch/wolga/
STRATES-Viewer: https://strates.crealp.ch/ STRATES-VS Viewer est un guichet de consultation cartographique des données Eaux souterraines développé par le CREALP en collaboration avec le Service cantonal de l’environnement (DMTE-SEN), Section protection des eaux.
Â
Portail Geocadast:Â https://geocadast.crealp.ch/
[1] Besson, O. et al. (1993): Campagne de sismique-réflexion dans la vallée du Rhône entre Sion et St-Maurice: Perspectives d'exploitation géothermique des dépôts torrentiels sous-glaciaires. Bulletin du Centre d’Hydrogéologie (Université de Neuchâtel) 12: 39–58
[2] Sonney, R. et al. (2020): Géothermoval II. Potentiel géothermique des conduits à perméabilité élevée à la base de la vallée du Rhône. Aqua & Gas 6/2020: 58–64
[3] Engelen, G.-B.; Kloosterman, F.-H. (1996). REGISPRO, a Geohydrological Information System. In: Hydrological Systems Analysis. Water Science and Technology Library, vol. 20. Springer, Dordrecht: 14-16
[4] Geovariances & École des Mines de Paris (2002): Isatis Software Manual, 4th Edition. 645 pp.
[5] BRGM (2018): Étude méthodologique pour l’amélioration de la cartographie de sensibilité aux remontées de nappes et réalisation d’une carte nationale. BRGM/RP-65462-FR, 116 pp.
[6] Chilès, J.-P. (1991): Application du krigeage avec dérive externe à l’implantation d’un réseau de mesures piézométriques. Sciences de la Terre, Série Informatique 30: 131–147
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