De nos jours, les romantiques suisses de renom ne reconnaîtraient plus les sujets de leurs œuvres. Tant Joahnn Heinrich Wüest, qui a peint son tableau le plus connu, Le glacier du Rhône, en 1795, qu’Alexandre Calame, célèbre pour ses paysages de rivières et de lacs, seraient fort surpris. Le glacier du Rhône n’est plus que l’ombre de lui-même et les zones alluviales peintes par Calame ont en majeure partie disparu.
Chacun sait pourquoi les glaciers reculent, mais nous ignorons souvent les causes des profondes modifications qui ont remodelé les paysages fluviaux et lacustres suisses durant ces 150 dernières années. Si les grandes corrections du XIXe siècle ont certes eu des répercussions majeures, des milliers de kilomètres de rivières plus petites et de ruisseaux ont également été rectifiés, canalisés et artificiellement aménagés, voire enterrés : près d’un quart de tous les tronçons de cours d’eau ont subi des interventions humaines. Sur le Plateau, soumis à une exploitation intensive, 40 % d’entre eux ne conservent plus aucune trace de leur état naturel.
Dès l’Antiquité et le Moyen-Âge, les cours d’eau suisses ont été modifiés par la main de l’homme. En 1492, la population de Nidwald a par exemple décidé d’approfondir les trois bras de l’Aa d’Engelberg. C’est sur l’insistance des paysans que le profil de cette rivière sauvage a été transformé, car ses crues inondaient les champs situés dans la plaine de Stans. Les interventions précoces ne furent tout d’abord que locales, puis ont gagné en ampleur au début du XVIIIe siècle. Le détournement de la Kander fut le premier à nécessiter des travaux de grande envergure. Il visait, lui aussi à empêcher l’eau d’envahir les terres, tout comme la correction de la Linth, réalisée cent ans plus tard. Cette dernière a par ailleurs marqué un tournant dans l’aménagement des eaux.
Avec le temps, les travaux visaient de moins en moins la seule protection contre les crues. Rectifier, endiguer et détourner les rivières servaient également à gagner des terres agricoles ainsi que des zones à bâtir afin de répondre aux besoins d’une population en plein boom. Tel fut par exemple l’objectif du plus grand projet d’aménagement entrepris en Suisse: la correction des eaux du Jura, réalisée entre 1868 et 1891. Avec leurs chantiers pharaoniques, les grandes corrections des eaux du XIXe siècle symbolisaient la marche du progrès à l’ère de l’industrialisation. Ce sont d’ailleurs les connaissances des ingénieurs formés depuis le milieu du siècle dans les nouvelles écoles polytechniques fédérales [1] qui ont permis de les mener à bien.
Si la domestication des eaux a certes fait beaucoup d’heureux, elle a aussi fait une grande perdante: la nature. Au début du XIXe siècle, les plaines fluviales de Suisse étaient encore occupées par des bas-marais et des zones alluviales. Impropres à l’agriculture et infestées par le paludisme, elles constituaient pourtant des habitats uniques pour la faune et la flore. Depuis, tout a été bouleversé. Jusqu’au milieu du XXe siècle, pratiquement tous les grands cours d’eau suisses ont été corrigés. Les travaux ont certes éradiqué le paludisme, mais ils ont aussi signé l’arrêt de mort des zones alluviales, qui ont perdu jusqu’à 90% de leur surface initiale. L’assèchement des milieux marécageux a en outre décimé les peuplements d’espèces animales et végétales hydrophiles.
Or les écosystèmes qui servent de transition entre milieux aquatique et terrestre recèlent une forte diversité biologique, de sorte que leur disparition appauvrit nettement la biodiversité. Preuve en sont les listes Rouges: parmi les espèces menacées ou éteintes en Suisse, plus d’un cinquième sont caractéristiques des milieux aquatiques et un autre cinquième des berges et des zones humides. De plus, 60% des plantes aquatiques sont menacées, soit la proportion la plus élevée de tous les groupes végétaux. Quant aux poissons et aux cyclostomes, un quart seulement sont considérés comme «non menacés», neuf de leurs espèces sont éteintes et cinq sont classées comme «menacées d’extinction» [2]. Bref, les déficits écologiques des milieux aquatiques sont en grande partie responsables des sérieuses menaces qui pèsent sur la biodiversité en Suisse.
Dans les années 1990, la protection contre les crues qui avait prévalu jusqu’alors a été remise en question. La loi fédérale sur l’aménagement des cours d’eau [3], entrée en vigueur en 1991, a marqué un tournant dans ce domaine. Selon la nouvelle devise, les mesures doivent désormais préserver les eaux dans un état aussi naturel que possible (fig. 1 à 3). Les cours d’eau étant des milieux naturels et des éléments du paysage, ils doivent être respectés comme tels, et la protection contre les crues ne peut être durable que si elle contribue à combler les déficits écologiques. Concrètement, les futurs projets doivent laisser suffisamment de place aux ruisseaux et aux rivières pour les laisser divaguer et façonner des milieux aquatiques et terrestres offrant une diversité naturelle. Désormais, la Confédération et les cantons ne financent plus que des projets qui participent à la valorisation des eaux.
Si l’on songe aux vastes corrections des eaux du XIXe siècle, il ne suffit pas de contempler les tableaux peints avant leur réalisation pour comprendre l’étendue des pertes engendrées par la disparition de cours d’eau naturels. Depuis quelques années, des revitalisations d’envergure permettent néanmoins de se rendre compte des dimensions et de la richesse de certains paysages alluviaux. Mentionnons par exemple la valorisation écologique du Chly Rhy (fig. 1), près de Koblenz dans le canton d’Argovie, où un bras du Rhin, comblé par le passé, a été dégagé et remis en eau. Il y a aussi la zone alluviale de la Thur, près de Ellikon dans le canton de Zurich, qui constitue la plus grande aire protégée de ce type en Suisse. La rivière y recrée peu à peu des méandres naturels, à présent que les berges ont été libérées des ouvrages de consolidation et dotées d’échancrures.
Comparées à l’étendue des zones alluviales que la Suisse possédait autrefois, ces revitalisations (fig. 2 et 3) ne sont qu’un modeste début. Beaucoup reste à faire pour retrouver des ruisseaux, des rivières et des lacs proches de leur état naturel et à la structure variée. Les travaux entrepris révèlent malgré tout à quel point notre attitude face aux eaux a changé au cours des vingt dernières années: nous ne les considérons plus seulement comme un danger à neutraliser. Leur rôle écologique gagne en importance, tout comme la plus-value que des cours d’eau et des lacs proches de l’état naturel apportent à une population en quête de lieux de détente. De plus, on admet désormais que les revitalisations génèrent souvent des synergies appréciables avec la protection des eaux.
L’évolution des mentalités transparaît également dans le prix «Paysage de l’année» décerné en 2017. Cette fois, la Fondation suisse pour la protection et l’aménagement du paysage n’a pas sélectionné une vallée idyllique, mais un «paysage d’infrastructures énergétiques» sur le canal de Hagneck, où «un équilibre délicat entre exploitation et protection» a pu être atteint (fig. 4). Si la correction des eaux du Jura et la construction d’usines hydroélectriques ont certes détruit nombre de biotopes et d’espèces, d’autres milieux naturels dignes d’intérêt ont vu le jour. Soulignons que les exploitants ont fait œuvre de pionniers en valorisant la nature et le paysage [4].
Si ces louanges sont méritées, n’oublions cependant pas que l’exploitation de la force hydraulique compte depuis le XIXe siècle parmi les principales causes du morcellement des milieux naturels et des déficits structurels des eaux. Les effets néfastes de la production d’électricité comprennent aussi bien les débits résiduels insuffisants et les obstacles à la migration piscicole, que les carences du régime de charriage et les problèmes dus à l’exploitation par éclusées. Un millier d’obstacles formés par des installations hydroélectriques entravent ainsi le passage des poissons et une centaine de restitutions d’eau engendrent des variations artificielles des débits.
La révision de la loi sur la protection des eaux [5], entrée en vigueur en 2011, témoigne aussi de notre changement d’attitude envers les lacs, les rivières et les ruisseaux. Le nouveau texte vise à trouver un compromis entre utilisation et protection en s’appuyant sur les éléments clés suivants: la revitalisation de cours d’eau, l’obligation de réserver plus d’espace aux eaux et l’atténuation des répercussions néfastes des installations hydroélectriques. Dans l’ensemble, la loi vise à améliorer l’état des eaux. Plusieurs générations seront cependant nécessaires pour réaliser son objectif, qui est de remédier aux déficits dont les cours d’eau souffrent en termes d’espace et d’écomorphologie. L’assainissement écologique de la production hydroélectrique doit être achevé d’ici à 2030 (fig. 5) et 4000 kilomètres de cours d’eau devront être revitalisés d’ici à 2090. Cette révision de la loi sur la protection des eaux a été décidée en 2009 après le dépôt de l’initiative populaire «Eaux vivantes», qui demandait que tous les cours d’eau suisses soient revitalisés.
Le nouveau texte prévoit en particulier de rendre aux milieux aquatiques une partie de l’espace dont ils ont été privés au cours des 150 dernières années. À cette fin, les cantons sont tenus de délimiter un «espace réservé aux eaux». Celui-ci comprend les deux bandes de terrain qui longent les rives et où la dynamique des eaux permet de créer des biotopes aussi riches que variés.
La taille de ce corridor dépend de la largeur du ruisseau ou de la rivière. Les terrains peuvent faire l’objet d’une exploitation agricole extensive et font office de surfaces de promotion de la biodiversité. L’espace réservé aux eaux n’assure pas seulement une valorisation écologique, mais favorise également la protection contre les crues. Grâce à un tracé naturel et à la présence de végétation, les cours d’eau qui disposent d’un espace suffisant atténuent les crues. De plus, l’espace supplémentaire peut retenir l’eau et ralentir le débit. Un tel système permet d’écrêter les pics de crue.
La nouvelle loi sur la protection des eaux est similaire à la législation des pays voisins et son application devrait se dérouler sans accroc, étant donné que le Parlement a approuvé les bases financières idoines. Une bonne partie des revitalisations sont ainsi financées par la Confédération, qui met à disposition 40 millions de francs par an à cette fin et assumera en moyenne deux tiers des coûts. Quant à l’assainissement des installations hydroélectriques, il est pris en charge à 100% par les responsables des atteintes écologiques. En fait, chaque consommateur et consommatrice verse un supplément de 0,1 centime par kilowattheure sur les coûts de transport des réseaux à haute tension, cette taxe permettant de réunir quelque 50 millions de francs par an.
Même si les mentalités évoluent, une étude intermédiaire constate que les milieux aquatiques demeurent dans un état déplorable en Suisse. Une morphologie monotone, l’absence de dynamique, les obstacles créés par les installations hydroélectriques, les ouvrages de protection contre les crues et la volonté de gagner des terres cultivables ont détruit les habitats aquatiques de nombreuses espèces indigènes. Des tronçons totalisant environ 2000 kilomètres souffrent en particulier d’un déficit de charriage. En d’autres termes, lorsque des murs de barrage, des pièges à gravier et d’autres obstacles entravent le débit solide naturel, le gravier et le sable font défaut en aval. D’où la disparition de biotopes indispensables à nombre d’espèces animales et végétales.
Voyons à présent ce qu’il en est de la qualité de l’eau. Les milieux aquatiques sont-ils mieux lotis de ce côté-là  ? En version abrégée, le bilan donne ceci: par le passé, la Suisse a obtenu d’excellents résultats en matière de protection des eaux. Elle doit désormais relever de nouveaux défis, en particulier pour lutter contre les micropolluants, soit notamment des résidus de médicaments, de détergents, de pesticides et de produits cosmétiques. Dans les petits cours d’eau, c’est surtout la concentration de produits phytosanitaires (PPh) qui pose problème et exige des actions de toute urgence.
À y regarder de plus près, la situation en matière de qualité de l’eau est tout sauf simple. La protection des eaux a remporté des succès indéniables en Suisse. Grâce aux gros investissements consentis dans l’assainissement des agglomérations et l’épuration des eaux usées, nombre de polluants et de substances toxiques ne parviennent plus dans l’eau. En Suisse, plus de 97% des habitants sont par exemple raccordés à une station centrale d’épuration des eaux usées (STEP). Parmi les pays de l’OCDE, seuls les Pays-Bas font mieux [7]. Les moyens techniques mis en œuvre ont relégué aux oubliettes les images de ruisseaux couverts de mousse et de lacs envahis d’algues, qui ont éveillé les consciences dans les années 1980. Les concentrations élevées de phosphore dans les cours d’eau et les lacs ont pu être sensiblement réduites, de sorte qu’elles avoisinent aujourd’hui souvent les valeurs des années 1950. Dans les régions où l'on pratique un élevage intensif, certains lacs, tels ceux de Baldegg et de Zoug, restent cependant trop pollués. Le problème du phosphore, c’est qu’il conduit à une prolifération d’algues, qui, en se dégradant, consomment beaucoup d’oxygène. Celui-ci vient ensuite à manquer tant aux lacs qu’aux poissons, ce qui entraîne un recul de la biodiversité. Pour remédier à cette situation, diverses étendues d’eau sont aérées artificiellement, parfois depuis des décennies.
Une faible teneur en oxygène ne caractérise pas seulement les milieux aquatiques qui contiennent une forte charge de phosphore. Près de la moitié des grands lacs ne satisfont toujours pas à l’exigence légale dans ce domaine. L’approvisionnement d’un lac en oxygène dépend en effet pour beaucoup de la circulation de l’eau. Or, ce phénomène naturel est souvent entravé et le problème risque de s’aggraver encore. La hausse des températures de l’eau, induite par le changement climatique, et d’autres facteurs réduisent en effet les échanges entre les profondeurs et la surface. L’oxygène se fait alors de plus en plus rare dans les couches inférieures, de sorte que des habitats disparaissent. Les processus chimiques favorisés par le manque d’oxygène libèrent par ailleurs des substances indésirables (métaux lourds et nutriments) enfouies dans les sédiments.
La population a aussi son mot à dire dans l’évaluation de la qualité de l’eau. Selon une enquête de l’Eawag, institut de recherche sur l’eau du domaine des EPF, 80% des personnes interrogées la considèrent comme «bonne» ou «très bonne» [8]. Cette appréciation subjective pèche par optimisme, mais cela n’a rien de surprenant. Malgré tous les déficits écologiques, la qualité hygiénique des rivières et des lacs suisses est excellente, notamment grâce à un réseau d’assainissement bien développé. C’est du moins ce que l’Office fédéral de l’environnement indique dans ses informations sur la qualité de l’eau de baignade, dans laquelle les agents pathogènes sont rares. Nous aurions donc tort, par une belle journée d’été, de nous priver de plonger avec délectation dans les eaux du lac de Constance, du lac Majeur ou de l’Aar, parfois en pleine ville.
Force est donc de soumettre les milieux aquatiques à une analyse plus approfondie. Du point de vue biologique, l’état des cours d’eau suisses varie beaucoup selon la région (fig. 6 et 7). Les résultats de l’Observation nationale de la qualité des eaux de surface (NAWA) montrent que, dans 30% au moins des stations de mesure, les cours d’eau ne sont pas à même de remplir leurs fonctions écologiques. Ce programme national permet d’évaluer l’état et de suivre l’évolution des cours d’eau suisses. Selon le dernier rapport NAWA, ce sont surtout ceux du Plateau, voué à une utilisation intensive, qui présentent des déficits au niveau de leur structure et de la concentration de substances polluantes [9].
Des micropolluants parviennent dans les eaux par les eaux usées traitées ainsi que des sources diffuses, telles les activités agricoles. Il s’agit entre autres de résidus de pesticides, de médicaments, de produits cosmétiques ou d’agents pour la protection du bois. Or, même en concentrations infimes, ces substances peuvent nuire aux biocénoses aquatiques, car nombre d’organismes vivant dans l’eau sont beaucoup plus sensibles que l’être humain à ce type de pollution. Aujourd’hui, ces espèces animales et végétales aquatiques vivent ainsi dans des conditions déplorables et beaucoup sont menacées.
Une étude de l’Eawag parue en 2017 conclut que les petits cours d’eau qui drainent des régions vouées à une agriculture intensive contiennent une multitude de produits phytosanitaires (PPh). Même les concentrations de substances constituant un risque toxique aigu sont dépassées [10, 11]. Par ailleurs, les organismes aquatiques subissent souvent les effets de divers PPh persistants. Les petits cours d’eau revêtent pourtant une importance écologique cruciale, car ils permettent aux animaux, en particulier aux poissons, de s’abriter, de se reproduire et de grandir.
Outre l’état des lacs et des rivières, la qualité des eaux souterraines joue un rôle tout aussi central pour la Suisse. Dissimulées dans le sous-sol, les aquifères constituent nos principales ressources d’eau potable, puisque nous en tirons plus de 80% de l’eau que nous consommons. Leur état est consigné dans les données de l’Observation nationale des eaux souterraines (NAQUA), qui englobe un réseau de plus de 600 stations de mesure en Suisse.
Des substances particulièrement persistantes et très mobiles peuvent s’infiltrer jusque dans les eaux souterraines. Dans les zones urbanisées et celles vouées à une agriculture intensive, ces eaux contiennent dès lors des traces d’impuretés et de polluants. On y décèle surtout du nitrate et des produits de la dégradation de PPh, qui détériorent la qualité de l’eau.
Les eaux souterraines subissent, elles aussi, une menace croissante (fig. 8) dont les causes sont multiples. L’extension des zones habitées et des voies de communication prive des surfaces toujours plus grandes de leur capacité à filtrer les eaux pluviales polluées. Faute de place, on tend de plus en plus à construire des ouvrages (lotissements, routes et voies ferrées) dans le sous-sol, soit littéralement dans les eaux souterraines. Dans ces conditions, les substances étrangères et pathogènes présentent un risque accru pour nos principales réserves d’eau potable. De plus, les terrains requis pour les zones de protection tendant à faire défaut, un nombre croissant de captages sont abandonnés et il devient toujours plus difficile d’en ouvrir de nouveaux, qui offrent les débits nécessaires. Beaucoup jouissent certes d’une protection conforme à la loi, mais les dispositions légales ne sont pas toujours appliquées, en particulier dans le cas de petits captages. Pour garantir aux générations futures un approvisionnement sûr en eau potable, il est urgent de remédier à cette Situation.
En matière de qualité de l’eau, les efforts de protection consentis en Suisse ont atteint nombre de leurs objectifs. Il reste à tout mettre en œuvre pour préserver ce succès. Des mesures s’imposent avant tout dans deux domaines: d’une part, il importe de s’attaquer aux micropolluants issus des zones densément habitées ; d’autre part, il faut réduire les résidus de produits phytosanitaires (PPh) qui proviennent directement des champs et polluent rivières, ruisseaux et eaux souterraines.
S’agissant des micropolluants issus des zones densément peuplées, la voie est déjà tracée. Le Parlement a en effet décidé d’optimiser les stations d’épuration des eaux usées : grâce à une quatrième étape de traitement, elles élimineront non seulement l’azote et le phosphore, mais aussi les micropolluants. Au cours des vingt prochaines années, les principales STEP de Suisse seront dotées de l’équipement requis et élimineront ainsi près de deux tiers de tous ces polluants. Trois stations équipées de procédés d’ozonation et de traitement au charbon actif sont déjà en service et neuf autres sont actuellement en travaux. Estimé à environ 1,2 milliard de francs, l’équipement des STEP sera financé par une taxe sur les eaux usées dont le montant ne dépassera pas 9 francs par habitant raccordé.
En 2017, le Conseil fédéral a approuvé un rapport qui démontre comment réduire la charge de micropolluants à la source. La première chose à faire consiste à appliquer rigoureusement les réglementations existantes. Il importe ensuite de promouvoir une utilisation et une élimination propres de produits tels que les médicaments ou les pesticides. À cette fin, l’Association suisse des professionnels de la protection des eaux (VSA) publie sur une plateforme internet [12] des informations sur les techniques de traitement des micropolluants dans les STEP communales.
Le cas des produits phytosanitaires est bien plus complexe. De gros efforts seront nécessaires pour éviter que les ruisseaux de taille petite à moyenne soient gravement pollués. Compte tenu des structures, de la topographie et du climat de notre pays et vu l’utilisation assez courante de PPh sur des cultures spéciales et intensives, réduire les risques inhérents à ces produits relève d’une véritable gageure. Appliqués en grandes quantités sur divers types de végétaux, les PPh parviennent dans les eaux en empruntant toutes sortes de voies d’apport. Seul un ensemble de mesures permettra dès lors de réduire durablement leur concentration dans les eaux.
Conscient de la nécessité d’agir, le Conseil fédéral a approuvé en septembre 2017 un plan d’action visant à la réduction des risques et à l’utilisation durable des produits phytosanitaires [13]. Basé sur une cinquantaine de mesures, ce plan d’action vise à réduire de moitié les risques induits par les produits phytosanitaires. Il fixe par ailleurs des objectifs spécifiques pour les eaux souterraines et les eaux superficielles.
Le plan d’action s’articule en trois volets: il entend réduire l’utilisation des PPh, diminuer leurs émissions et garantir la protection des cultures. Pour réduire les quantités appliquées, il préconise en particulier de développer le recours à des procédés non chimiques ou à une protection intégrée. Quant à la réduction des émissions (apport d’une partie des PPh appliqués dans les eaux), elle passe par l’application de mesures dans les exploitations et sur les champs.
Pour garantir le succès du plan, des instruments additionnels (recherche, formation, vulgarisation, suivi et information des milieux concernés) sont indispensables afin de renforcer les mesures prévues. L’homologation des PPh est un autre aspect essentiel. Elle crée les conditions nécessaires pour qu’une application correcte de ces produits n’engendre pas d’effets secondaires inacceptables pour l’être humain, les animaux et l’environnement.
La mise en œuvre du plan d’action passe par un engagement résolu et conjoint de tous les acteurs. Il faut de plus créer les conditions propices à la réduction des quantités de PPh utilisés. D’où toute l’importance d’une politique agricole appropriée. Dans celle de 2022, actuellement en préparation, le Conseil fédéral mettra dès lors l’accent sur une production plus durable.
La protection des eaux souterraines, notre principale ressource d’eau potable, ne doit pas non plus être négligée. L’urbanisation progressant à grands pas, les captages d’eaux souterraines sont de plus en plus exposés. Une planification prospective devra être élaborée pour garantir et préserver l’approvisionnement en eau. Enfin, il convient de veiller à l’entretien des infrastructures qui distribuent l’eau potable et éliminent les eaux usées. Voilà les investissements à consentir pour vivre dans le château d’eau qu’est la Suisse.
Des efforts doivent également viser à réduire l’apport de nitrate dans les eaux souterraines et superficielles, surtout pour protéger l’eau potable, mais aussi afin d’atténuer les problèmes que cette substance provoque en mer du Nord. Car les résidus des engrais épandus sur nos champs engendrent une grave prolifération d’algues à des centaines de kilomètres d’ici.
À l’avenir, la protection des eaux devra inclure d’autres aspects encore, tels les effets du changement climatique, car le réchauffement global modifie les écosystèmes aquatiques. Or, les ruisseaux, les rivières et les lacs de notre pays doivent être proches de l’état naturel pour résister à ce phénomène. Et ils doivent être en bonne santé pour remplir toutes leurs fonctions : sources d’eau potable, lieux de détente pour la population et habitats naturels pour les espèces animales et végétales.
Enfin, les espèces exotiques exercent une influence croissante sur les écosystèmes fluviatiles et lacustres, alors que leur expansion passe le plus souvent inaperçue. Les pratiques de la pêche (empoissonnement artificiel), l’aménagement de canaux, la navigation et des changements écologiques ont pourtant nettement repoussé les limites naturelles de la distribution des espèces piscicoles. L’épinoche, présente uniquement dans la région bâloise au milieu du XIXe siècle, colonise aujourd’hui pratiquement tout le Plateau, où elle est une espèce exotique. C’est même le poisson que l’on rencontre le plus souvent dans le lac de Constance.
Depuis bientôt vingt ans, la population de plusieurs espèces de loches provenant de la mer Noire explose dans le Rhin en aval de Bâle. Alors qu’elles ont été observées pour la première fois en 2011 dans la cité rhénane, elles y représentent aujourd’hui la majeure partie du peuplement piscicole et leur progression vers l’amont se poursuit inexorablement. Leur impact sur les écosystèmes reste encore mal connu. L’expérience d’autres pays montre néanmoins qu’elles concurrencent les autres espèces (habitats et nourriture) et mangent leurs œufs et leurs alevins. Force est donc de craindre un impact massif sur les poissons indigènes.
Dans l’ensemble, les connaissances sur les interactions complexes qui se déroulent au sein des écosystèmes lacustres sont encore très lacunaires. Un projet innovant [14] mené sur le lac de Constance pourrait toutefois changer la donne durant ces prochaines années. Intitulé « Seewandel », ce projet de recherche transfrontalier vise à mieux comprendre les phénomènes, les interactions et les changements, parfois très rapides, qui caractérisent ce milieu. Les travaux portent notamment sur l’influence d’une hausse des températures hivernales sur la circulation de l’eau dans le lac. Des observations suggèrent en effet que la multiplication d’hivers cléments a entravé l’oxygénation des eaux profondes. Et cette évolution pourrait aussi bien réduire la biodiversité qu’entraver l’exploitation de l’eau potable.
Entre les succès engrangés en matière de protection des eaux et les défis à relever, il est légitime de se demander si le verre est à moitié vide ou à moitié plein. Une fois de plus, il n’existe pas de réponse simple. En résumé, disons qu’il faut aussi bien des mesures à la source que des solutions techniques. La protection des eaux se révèle en outre particulièrement efficace en Suisse lorsque les différents acteurs collaborent à tous les niveaux (du secteur industriel et artisanal aux autorités en passant par les milieux scientifiques et les groupements d’intérêts). En misant sur l’innovation, ceux-ci peuvent tous contribuer à améliorer encore la situation. Pour l’essentiel, il faut continuer à progresser sur la voie de la protection et de la valorisation des milieux aquatiques et défendre résolument les intérêts de la nature. Faute de quoi, la politique en matière de protection des eaux n’atteindra pas son objectif, qui est de redonner à la Suisse des milieux aquatiques aussi divers que possible. Autrement dit, les ruisseaux, les rivières et les lacs doivent à nouveau être en mesure de remplir leurs fonctions naturelles. La politique agricole étant appelée à jouer un rôle non négligeable dans ces efforts, il importe de collaborer avec le monde agricole pour assurer une application efficace du plan d’action contre les produits phytosanitaires.
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Par le passé, l’homme a utilisé les cours d’eau pour se débarrasser des eaux usées provenant tant des ménages que de l’industrie et de l’artisanat. Pendant des siècles, l’air des villes était saturé de puanteur et les épidémies, de typhus par exemple, étaient chose courante. L’espérance de vie était donc courte. Il a fallu attendre le XIXe siècle pour que médecins, urbanistes et architectes prônent une évacuation ordonnée des eaux résiduaires. Leurs appels ont notamment conduit à la «réforme des cloaques» en 1867 à Zurich. Grâce aux progrès de l’assainissement et au développement des infrastructures, notre espérance de vie est passée de 40 à plus de 80 ans [6].
Si l’hygiène a certes évolué au XIXe siècle, des quantités croissantes d’eaux polluées ont été déversées dans les eaux, détériorant gravement leur qualité. Sur ce front, un tournant positif et durable n’a été amorcé qu’au milieu et vers la fin du XXe siècle, grâce à la construction de vastes réseaux d’égouts et des stations d’épuration des eaux usées. Depuis, alors que le public en a à peine conscience, les systèmes d’assainissement contribuent largement à préserver la santé de tous. Pour s’en convaincre, il suffit d’imaginer les effets dévastateurs d’une contamination de l’eau potable par des eaux usées non traitées. Au Locle, un tel incident a provoqué 1000 cas de gastro-entérite en 2015.
[1]  Vischer, D. (2003): Histoire de la protection contre les crues en Suisse – Des origines jusqu’au XIXe siècle, Rapports de l’OFEG, Série Eaux, no 5
[2]  Gattlen, N.; Klaus, G.; Listios, G. (2017): Biodiversité en Suisse: état et évolution. Synthèse des résultats de la surveillance de la biodiversité. État : 2016. Office fédéral de l’environnement, Berne. État de l’environnement no 1630
[3]  Loi fédérale du 21 juin 1991 sur l’aménagement des cours d’eau
[4]  Fondation suisse pour la protection et l’aménagement du paysage (2017): Paysage de l’année 2017 : le paysage d’infrastructures énergétiques du canal de Hagneck, communiqué de presse du 25 avril 2017
[5]  Loi fédérale du 24 janvier 1991 sur la protection des eaux (LEaux)
[6]  Association suisse des professionnels de la protection des eaux (2017): L’hygiène moderne des zones urbanisées permet de doubler l’espérance de vie, communiqué de presse du 22 mars 2017.
[7]  OCDE (2017): Environmental Performance Review : Switzerland 2017.
[8] Â Logar, I. et al. (2014): Cost-benefit analysis of the Swiss national policy on reducing micropollutants in treated wastewater. Envrionmental Science & Technology 48(21): 12500-12508
[9]  Kunz, M. ; Schindler Wildhaber, Y. ; Dietzel, A. (2016): État des cours d’eau suisses. Résultats de l’Observation nationale de la qualité des eaux de surface (NAWA) 2011-2014. Office fédéral de l’environnement, Berne. État de l’environnement no 1620
[10] Doppler, T.; Mangold, S. (2017): Forte pollution des ruisseaux suisses par les produits phytosanitaires, Aqua & Gas 12/2017: 42-52
[11] Langer, M.; Junghans, M. (2917): Risque écotoxicologique élevé dans les ruisseaux, Aqua & Gas 12/2017: 54-64
[12] www.micropoll.ch
[13] Confédération suisse (2017): Plan d’action visant à la réduction des risques et à l’utilisation durable des produits phytosanitaires, rapport du Conseil fédéral, 6 septembre 2017
[14] www.seewandel.org; www.youtue.com/watch?v=utXldDUm9fQ&feature=youtu.be
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