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Article technique
01. octobre 2024

Eau en ville

Retour sur quatre ans d’expériences genevoises

Une petite révolution a lieu à Genève en matière de gestion et de valorisation des eaux de pluie. En quatre ans d’existence de la démarche Eau en ville, les pratiques ont beaucoup changé et de nombreux projets exemplaires ont vu le jour, faisant de Genève l’une des régions les plus actives de Suisse en la matière. L’eau retrouve peu à peu la place qu’elle mérite dans les projets urbains.
Frédéric Bachmann, Gaëtan Seguin, Sabine Chamoun, 

En juillet/août 2020 nous publiions un article dans la revue Aqua & Gas qui appelait à un changement de pratiques et à un retour de l’eau au cœur des villes et villages, par le biais de projets résilients [1, 2]. Cet article a marqué le véritable début de la démarche Eau en ville genevoise. Depuis, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts.

Un cycle de l'eau et un climat qui s'emballent

Le Canton de Genève, comme la plupart des régions de Suisse et du monde, vit un condensé d’évènements climatiques annoncés de longue date par les scientifiques. En 2023, canicule tardive en août et record absolu de température en juin avec 39,3 °C. Le Rhône urbain, dans lequel les habitantes et habitants aiment se rafraîchir, dépassait les 27 °C, au sixième rang des températures jamais mesurées. Crue de l’Arve record en novembre 2023, son débit dépassant pour la première fois depuis le début des mesures en 1904 les 1000 m3/s: catastrophe évitée de justesse. Étiages sévères des principaux cours d’eau en 2022 et 2023: de l’eau potable a été injectée en urgence dans la Drize pour sauver la faune piscicole. Pluies exceptionnelles en juin 2024 avec une intensité de 118 mm/h sur 30 minutes (temps de retour supérieur à 300 ans), de quoi causer de nombreux dégâts et envisager de revoir les courbes intensité-durée-fréquence. Rebelote quel­ques semaines plus tard avec de violents orages.

Rendre la vill de demain habitable

L’un des enjeux des pouvoirs publics n’est ni plus ni moins que de garder les villes et villages habitables, au sens propre du terme. C’est avant tout une question de santé publique et d’égalité sociale que de protéger les populations contre des catastrophes climatiques. S’agissant de la gestion des eaux de pluie, il convient de limiter au maximum les risques liés aux canicules, aux sécheresses et aux inondations.

Du point de vue technique, nous savons depuis longtemps ce qu’il faut faire:

  1. désimperméabiliser et régénérer les sols urbains;
  2. déconnecter les eaux pluviales des réseaux et les rendre aux sols et à la végétation;
  3. ralentir les Ă©coulements.

 

Ce qui est plus compliqué, c’est précisément de le faire, le plus vite et le mieux possible. L'urgence est là et chaque projet qui se construit aujourd’hui sans prendre en considération la dimension climatique est non seulement une occasion ratée, mais aussi un caillou dans la chaussure, pour reprendre une expression chère à Bruno Latour [3].

Le paradoxe auquel nous sommes confrontés au quotidien est la certitude qu’un changement profond et rapide des pratiques est nécessaire, sans sous-estimer pour autant l’importance de l’action individuelle et ses vertus exemplatives.

C’est en ayant cela en tête que nous avons entrepris la démarche Eau en ville, avec modestie, mais non sans ambitions, en gardant à l’esprit que chaque rue désimperméabilisée, chaque morceau de sol régénéré, chaque gouttière déconnectée participe à un réseau complexe mais indispensable pour rendre nos villes plus vivables face aux défis climatiques.

Changer de paradigme

L’objectif de la démarche Eau en ville, inscrite au plan climat cantonal [4], est de changer durablement les pratiques en matière de gestion et de valorisation des eaux de pluie, autrement dit de créer un «réflexe eau», et de faire de Genève un canton exemplaire.

Pour y parvenir, nous avons travaillé en parallèle sur deux axes, le premier visant à sensibiliser et à susciter l’adhésion des actrices et acteurs du territoire, le deuxième à faciliter la réalisation des projets.

Plus de 2000 personnes ont déjà participé à un ou plusieurs des évènements de partage d’expériences proposés par l’office cantonal de l’eau (OCEAU), webinaires, visites de terrain ou journées thématiques [5], formant une communauté active de professionnelles et professionnels. Le succès de ces évènements dépasse largement les frontières cantonales et nationales. En parallèle, plus d’une centaine de projets différents intégrant une ou plusieurs dimensions de l’Eau en ville ou de la ville éponge ont vu le jour, dont une quarantaine sont à ce jour réalisés. Les figures 1 à 7 en présentent quelques-uns.

Parmi ces projets, des études ou des réalisations pilotes ont été mandatées par l’OCEAU, toutes documentées et mises à disposition des personnes intéressées, dans un esprit de partage «open source» des connaissances [6].

Parler de la pluie

«Parlez-moi de la pluie, et non pas du beau temps» chantait Georges Brassens [7]. C’est ce que nous avons fait et continuons de faire, de parler de cette ressource extraordinaire que certains appellent de leurs vœux lorsqu’elle se fait rare. Le vocabulaire technique de la pluie est d’une pauvreté ahurissante: évacuer, dimensionner, respecter une contrainte de rejet. Pire, la pluie qui ruisselle devient une eau non polluée ou polluée au sens de la législation, comme s’il fallait gommer jusqu’à son nom. Au fil de nos présentations, de nos réunions, de nos documents, nous nous sommes efforcés d’amplifier le vocabulaire de la pluie, avec la certitude que de nommer les choses, c’est les faire exister.

Nommer différemment la pluie, c’est passer du technique au sensible, c’est inclure dans les projets une part plus grande de créativité. C’est aussi une prise de conscience, par les mots, de l’existence et de la fragilité de cette ressource.

Les bon calculs, aux bons moments

Les calculs, les modèles, sont éminemment importants pour nous professionnelles et professionnels de l’eau, mais ce ne sont pas eux qui font les projets. De plus, la pluie a ceci de particulier qu’elle est irrégulière et intermittente et, surtout, qu’elle est absente la plupart du temps.

Par exemple, à Genève, 70% des journées sont sèches et, lorsqu’il pleut, les cumuls journaliers sont faibles, inférieurs à 12 mm pour trois jours de pluie sur quatre. Ces petites pluies, faciles à déconnecter du réseau de canalisations et à envoyer dans le sol, représentent 80% du cumul annuel des précipitations. On ne parle pas ici d’infiltration, le sol jouant le rôle d’éponge.

Toute la subtilité d’un projet qui prend en compte la pluie est de fonctionner à la fois quand il fait grand beau et lorsqu’il est balayé par une pluie diluvienne. Pour cela, bien avant les calculs, il est primordial de penser aux chemins que prendra l’eau, à son utilité, à ses interactions avec le sol et les végétaux, aux ambiances que l’on souhaite créer, aux qualités naturelles, paysagères et thermiques.

Dès lors, l’eau n’est plus de la seule compétence des ingénieures et ingénieurs, même si le recours aux spécialistes reste important pour déterminer des paramètres nécessaires à la conception des aménagements (durées, fréquences, hauteurs de submersion, etc.). Leur expertise est essentielle à la bonne compréhension des pluies, plurielles, et non seulement de la fameuse pluie de dimensionnement. Il en découle des ouvrages fonctionnels sous toutes les conditions pluviométriques et aux usages multiples.

De l'importance de quelques personnes clés

Les architectes-paysagistes se positionnent de plus en plus comme des interlocutrices et interlocuteurs incontournables des aménagements urbains. Ils sont, au même titre que les architectes et urbanistes, amenés à piloter des projets d’espaces publics et d’aménagements extérieurs. Ils doivent dès lors prendre en compte de nombreuses thématiques et en maitriser au moins les principes de base. Nous avons prioritairement axé notre sensibilisation vers eux.

Au sein des bureaux de la place, quelques architectes-paysagistes ont très rapidement été les meilleurs alliés de l’Eau en ville. Qui d’autre qu’une profession dont la vocation est de créer des espaces verts pourrait être aussi sensible et concernée par la question de la pluie et de son interaction avec le monde végétal?

D’autres personnes ont eu une importance considérable pour mettre en route la démarche Eau en ville. Il s’agit de politiciennes et politiciens communaux qui, convaincus par nos arguments, ont donné des instructions à leurs services, les incitant à intégrer l'eau de pluie dans leurs projets; de techniciennes et techniciens communaux qui ont décidé de concevoir leurs projets différemment; de personnes au sein de bureaux, de régies privées et publiques, convaincues qu’un changement de pratiques était nécessaire; de collègues motivés de l’administration.

Ces personnes clés, par effet boule de neige, ont peu à peu entraîné à leur suite un nombre grandissant de professionnelles et professionnels – ingénieures et ingénieurs civils et en environnement, architectes, urbanistes, hydrologues, dendrologues, etc. – avec pour résultat tangible et concret la valorisation de la pluie dans plus d'une centaine de projets.

Nous devons bien entendu encore faire face à des blocages liés aux habitudes plus difficiles à changer chez certaines personnes, aux normes laissant parfois peu de marges de manœuvre, aux craintes, légitimes, de faire faux, à la complexité organisationnelle et aux lourdeurs, notamment au sein des administrations. Mais le mouvement général tend clairement vers le changement, s’intensifiant à mesure que le nombre de personnes impliquées augmente.

L'arbre, un formidable vecteur de transversalité

Nous connaissons les nombreux bienfaits d’un arbre; ce n’est pas pour rien que toutes les villes du monde qui peuvent se le permettre ont pour objectif d’en planter un maximum, notamment pour atténuer les effets mortifères de l’augmentation des températures. À Genève, nous lui avons découvert une nouvelle qualité: celle de décloisonner. Un arbre ne pouvant se développer que s’il dispose d’un sol et d’une eau en suffisance, les projets d’arborisation doivent au minimum aller chercher ces deux compétences, qui dans la grande majorité des cas ne se trouvent pas dans une seule et même personne, bureau ou institution. Cela implique forcément de travailler ensemble. Au sein du département du territoire (DT), nous nous sommes organisés autour d’une plateforme dite du «triptyque Eau-Sol-Arbre», pilotée par l’OCEAU et qui réunit des représentantes et représentants des trois offices cantonaux concernés. Tout n’est pas encore parfait, mais les résultats positifs se font sentir notamment à travers la nouvelle stratégie cantonale d’arborisation [8], qui accorde une grande place à l’eau et aux sols, ainsi qu’à des plantations d’arbres de plus en plus vertueuses.

S’agissant du sol, nous faisons le constat, malgré de nettes améliorations, qu’il est encore insuffisamment pris en considération dans les projets. De fait, le sol est à l’origine des principales crispations et blocages, tant au niveau des études (pollution, remontée des nappes) que de la réalisation (place disponible en sous-sol, réutilisation des matériaux en place). Cela met en lumière l’obsolescence des processus actuels de projets, avec trop peu de moyens alloués à la phase de diagnostic et à la recherche de bonnes solutions.

Plus généralement, cela met le doigt sur le fait que le sol reste souvent, à tort, le grand oublié, alors qu’il est tout à la fois lieu de vie, filtre, piège de carbone, support de végétation, etc.

Une direction plutĂ´t que des directives

Franck Boutté, grand prix de l’urbanisme en France en 2022, fait le constat que plus de 80% de la ville de 2050 est déjà construite, mais qu’une infime partie seulement est adaptée au climat futur [9]. Il faut donc faire avec l’existant et l’adapter, or les outils réglementaires et les pratiques administratives sont souvent dépassés et ne permettent pas de faire face à l’urgence, ralentissant inutilement les transformations.

Dans ce contexte réglementaire rigide, nous tentons de réinventer les processus de projets. Par exemple, en accompagnant les porteuses et porteurs de projets, nous pouvons facilement déroger partiellement à une contrainte de rejet des eaux pluviales (fixée par les plans généraux d’évacuation des eaux, PGEE) en faveur de la qualité globale du projet. En d’autres termes, nous préférons largement une gestion des eaux à ciel ouvert, favorable à la biodiversité, multifonctionnelle, qui n’atteindrait pas entièrement les objectifs de réduction des débits, plutôt qu’un bassin enterré qui les atteindrait. Pour cela, il faut sortir de la logique des silos, chère à l’administration, sortir sur le terrain, comprendre les enjeux des autres parties, et faire en sorte que l’eau ne soit pas une contrainte administrative de plus. L’eau ne mérite pas cela et, surtout, elle n’est pas cela.

De plus, nous n’avons pas élaboré une «directive Eau en ville», préférant orienter nos partenaires vers les nombreuses publications existantes, de Suisse ou d’ailleurs, pour concentrer nos moyens sur l’accompagnement de projets.

Attention aux solutions clés en main

De nombreuses techniques innovantes et des projets inspirants, notamment en lien avec des plantations en milieu urbain, ou des désimperméabilisations et régénérations de sols, ont vu le jour ces dernières années. Dans ce contexte, des prestataires proposent des solutions clés en main, en vantant leurs nombreux avantages.

Nous mettons souvent en avant ce qui se fait à Stockholm [10], chez nos voisins lyonnais [11] ou encore à l’initiative des agences BASE [12] et Wagon Landscaping [13]. S’ils sont d’indéniables sources d’inspiration, ces projets ou ces techniques ne sont pas transposables tels quels à la situation locale. Le manuel d’écologie urbaine d’Audrey Muratet et François Chiron [14] rappelle qu’il faut «contextualiser plutôt que répéter»; chaque site de projet a ses propres spécificités et les solutions basées sur la nature ne peuvent pas être standardisées.

Pour avancer, l’expérimentation, les projets pilotes, suivis et documentés, sont nécessaires, tout autant que le partage des résultats avec toutes les personnes concernées [6].

LA SUITE

En parallèle de la démarche Eau en ville, qui continue, l’OCEAU est actif sur plusieurs gros dossiers permettant d’accélérer et de pérenniser le changement de pratiques.

Une nouvelle loi cantonale sur les eaux est en cours d’élaboration, avec plusieurs nouveautés concernant la gestion des eaux pluviales, sous réserve de leurs acceptations au parlement. Nous citons:

  1. une nouvelle définition du «système public d’assainissement», incluant des dispositifs tels que noues ou fosses de plantations;
  2. l’obligation de valoriser à la parcelle, sans raccordement aux canalisations, les petites et moyennes pluies.

Le Fonds intercommunal d’assainissement (FIA), qui finance l’ensemble des équipements communaux d’assainissement prend désormais en charge, partiellement ou totalement, des dispositifs de type Eau en ville sur domaine public, comme par exemple des fosses de Stockholm.

Enfin, de nouvelles thématiques connexes sont en train d’être développées: la valorisation de l’eau de pluie dans les bâtiments et la réutilisation d’eau brute (non potable) dans l’espace urbain.

Rendez-vous dans quatre ans, ou lors d'un prochain événement pour faire le point sur l'avancement?

 

Bibliographie

[1] Bachmann, F.; Seguin, G. (2020): Eau en ville, vers un changement de pratiques. Aqua & Gas 7+8/2020: 22–27

[2] Bachmann, F.; Seguin, G. (2020): Wasser in der Stadt – Praxisänderung notwendig. Aqua & Gas 10/2020: 30–35

[3] www.collectifrivage.com/ou-atterrir

[4] République et Canton de Genève, Département du territoire (adopté par le Conseil d’Etat le 14 avril 2021): Plan climat cantonal 2020, 2ème génération.

[5] www.ge.ch/document/partage-experiences-eauville

[6] www.ge.ch/document/pilotes-eau-ville

[7] Georges Brassens: Poèmes et chansons. Points (2018), ISBN 2757873350

[8] République et Canton de Genève, Département du territoire (adopté par le Conseil d’Etat le 8 mai 2024): Stratégie d’arborisation de l’aire urbaine genevoise, ambition canopée 2070.

[9] Franck Boutté et al. (2023): L’urbanisme vecteur de transitions. Parenthèses éditions, ISBN 9782863644225

[10] www.biochar.info/docs/urban/Planting_beds_in_Stockholm_2017.pdf

[11] www.ofb.gouv.fr/sites/default/files/2022-12/livret_arbre_de_pluie_web.pdf

[12] BASE (2023): Terres fertiles, Backland Ă©ditions, ISBN 9782958823405

[13] www.wagon-landscaping.fr/tous-les-projets#

[14] Muratet, A. et al. (2019): Manuel écologie urbaine. Les presses du réel, ISBN 9782378960872

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