Les 3D sont souvent associées à l’électrification du mix énergétique; c’est une vision beaucoup trop restrictive car pour réussir ce que vous appelez le tournant énergétique, et que j’appelle plutôt la révolution énergétique, il faut un mix énergétique diversifié, souple, flexible utilisant toutes les ressources locales. En effet, les énergies renouvelables électriques ne permettront jamais de couvrir à elles seules les pointes de consommations énergétiques en hiver. A mon sens, oui les gestionnaires de réseau de gaz et de chaleur à distance ont un rôle déterminant à jouer dans la mise en œuvre de cette révolution énergétique, car tous deux contribueront de plus en plus à acheminer vers l’utilisateur final des énergies renouvelables (donc décarbonées) produites localement (donc décentralisées) et de manière non intermittente comme le biométhane, le gaz de synthèse ou la chaleur issue de la valorisation thermique des ordures ménagères ou de bois. Quant au 3ème D, la digitalisation, c’est elle qui rendra possible tout cela à des coûts raisonnables, tout en permettant aussi des économies d’énergie sur les réseaux et chez les clients.
«Pour rĂ©ussir ce que j’appelle la rĂ©volution Ă©nerÂgĂ©tique, il faut un mix Ă©nergĂ©tique diversifiĂ©, souple, flexible utilisant toutes les ressources locales.»
Le gaz naturel a trois atouts clés pour séduire: le premier tient du fait que c’est l’énergie fossile de loin la moins carbonée, ce qui fait que si vous remplacez une chaudière au fioul par une chaudière classique à condensation au gaz naturel, vous réduisez déjà considérablement les émissions de carbone (entre 30 et 50%). Deuxièmement, le gaz naturel est substituable à 100% dans tous ses usages par les nouveaux gaz produits à partir d’énergies renouvelables, ce qui fait que progressivement, les consommateurs de gaz seront des consommateurs d’énergies renouvelables. Les technologies de production de biométhane et de gaz de synthèse existent déjà , et les dernières générations sont de plus en plus compétitives. Et troisièmement, les solutions utilisant le gaz pour le chauffage, l’eau chaude sanitaire ou la cuisson dans les logements ou les bâtiments tertiaires sont particulièrement attrayantes par leur confort, leur esthétique et leurs performances énergétiques. Le client a maintenant le choix entre toute une famille de solutions innovantes, au gaz seul ou alliant gaz et énergie renouvelable: les pompes à chaleur au gaz ou hybrides, les micro ou mini-cogénérations à moteur ou à piles à combustible (production combinée de chaleur et d’électricité dans un bâtiment), les chaudières à condensation modulantes, etc., toutes ces technologies pouvant être couplées à des panneaux solaires thermiques ou photovoltaïques par exemple. Sans oublier les éléments de confort et d’esthétique comme les cheminées ou les poêles au gaz naturel qui ajoutent un plus indéniable dans un salon, avec tous les avantages des cheminées ou poêles traditionnels au bois, mais sans les contraintes!
Il existe deux grandes familles de technologies de production de biogaz aujourd’hui: la digestion anaérobie de déchets humides (déchets végétaux d’agricultures ou issus des ordures ménagères, déchets d’élevages ou d’industries agroalimentaires, etc.), et la pyrogazéification de déchets secs (bois d’élagage, déchets d’industries papetières, matières plastiques et autres combustibles solides de récupération – CSR). Ces deux technologies sont déjà opérationnelles. La première se développe de manière très rapide partout en Europe, et le nombre de sites de production de biométhane par digestion anaérobie qui injectent dans les réseaux gaz croit exponentiellement.
La deuxième, la pyrogazéification, fonctionne techniquement mais les coûts de production sont encore élevés. C’est pourquoi le nombre d’installations industrielles de pyrogazéification reste limité (une vingtaine dans le monde) et ce sont encore ce qu’on appelle des «pilotes industriels». Mais ces pilotes permettent de mettre au point des nouvelles technologies pour rendre cette filière compétitive à court terme. C’est par exemple le cas de GAYA, le pilote de R&D qu’ENGIE a construit à côté de Lyon, dont l’ambition est d’abaisser le coût de production industrielle de biogaz à partir de pyrogazéification en dessous des coûts de production par la filière de digestion anaérobie.
A côté de ces deux filières principales, il en existe une troisième qui est la filière algues. Il s’agit d’une variante de la digestion anaérobie, mais où la biomasse humide est constituée d’algues de culture. En laboratoire, la technologie est séduisante: la culture d’algues utilise comme matière première la lumière solaire et le CO2 (c’est la synthèse chlorophyllienne); et ensuite les algues sont transformées en biogaz par digestion anaérobie. Mais cette technologie est encore au niveau de la R&D.
«En laboratoire, la technologie est séduisante: la culture d’algues utilise comme matière première la lumière solaire et le CO2; et ensuite les algues sont transformées en biogaz par digestion anaérobie.»
Le power-to-gas ou le power-to-hydrogen sont effectivement des technologies très intéressantes, car elles permettent de transformer une énergie renouvelable intermittente (l’électricité éolienne ou solaire par exemple) en une énergie stockable (un gaz). Elles ont en outre l’autre avantage de permettre d’utiliser les réseaux de gaz (qui sont rarement saturés) pour soulager les réseaux électriques pendant les périodes de pointe. Ces technologies constituent donc des solutions clé pour la révolution énergétique, dans tous les pays où les énergies renouvelables intermittentes se développement rapidement et où il existe des réseaux gaz, par exemple l’Allemagne et la France.
En France, ENGIE a mis en service en juin dernier un premier pilote power-to-hydrogen à côté de Dunkerque (c’est le projet «GRHYD»), où de l’hydrogène produite à partir d’électricité renouvelable est injecté dans un réseau de distribution de gaz alimentant un quartier neuf d’une centaine de logements et un centre de soins hospitaliers. Ainsi, l’énergie renouvelable excédentaire disponible sur le réseau électrique est transformée en hydrogène par un électrolyseur, et valorisée à travers le réseau gaz en étant utilisée pour le chauffage et l’eau chaude dans le quartier. Les premiers retours d’expérience après 6 mois d’injection sont excellents, tant techniquement qu’en termes de satisfaction des habitants du quartier.
Un deuxième pilote est en cours de construction en France: il s’agit du projet «JUPITER 1000» de GRTGaz, à Fos-sur-Mer. Il s’agit d’un projet power-to-gas: l’hydrogène produit à partir d’électricité renouvelable sera combinée avec du CO2 récupéré chez un industriel à proximité pour fabriquer du méthane de synthèse, qui sera ensuite injecté dans le réseau de transport de gaz.
Ces projets démonstrateurs (il en existe aussi de nombreux autres en Europe) permettront de tester les technologies (d’électrolyseurs, de stockage d’hydrogène, de méthanateurs, de postes d’injection, etc.), de les améliorer, de réduire les coûts et de préciser les business models. C’est seulement à l’issue du retour d’expérience de ces pilotes qu’il sera possible de faire des projections quantitatives sérieuses sur leur place dans le mix énergétique européen. Mais si les espoirs d’aujourd’hui sont exaucés, cette place pourrait être significative. En France, une étude de l’Ademe montre que le potentiel de développement du power-to-gas pourrait substituer à l’horizon 2050 entre 25 et 30% du gaz naturel circulant dans les réseaux! Ainsi, comme le développement du biométhane des deux filières décrites ci-dessous pourrait couvrir jusqu’à 70% des consommations au même horizon, le gaz français pourrait devenir quasiment 100% renouvelable.
Ajoutons à cela que l’hydrogène produit à partir d’électricité renouvelable excédentaire a une autre application potentiellement très intéressante: les véhicules à hydrogène. Compte tenu de ses atouts par rapport à la mobilité électrique avec des véhicules équipés de batteries (meilleure autonomie, temps de rechargement de quelques minutes, et plus de problème de recyclage des batteries), la mobilité hydrogène pourrait devenir dans les prochaines années un accélérateur du développement de ce vecteur énergétique dans le mix européen.
Les réseaux de gaz, comme les réseaux de chaleur et de froid, sont des composantes indispensables au développement de la production décentralisée. Car quelle que soit l’énergie transportée, le réseau permet de mutualiser entre plusieurs consommateurs une énergie produite de manière décentralisée, ce qui est indispensable à l’équilibre économique de ce type de modèle de production. Mais cela demandera parfois des investissements complémentaires, les réseaux étant historiquement conçus pour ne transporter l’énergie que dans un sens: des unités de production centralisées vers les consommateurs. Or, avec la décentralisation, la production de gaz (biométhane ou méthane synthétique) ou de chaleur peut apparaître à n’importe quel point du réseau, ce qui pose des problèmes techniques dans certaines situations.
Par exemple pour injecter du biométhane dans un réseau de distribution de gaz naturel, il faut s’assurer que les consommations en aval du point d’injection sont suffisantes pour écouler tout le biométhane produit (le gaz ne circule dans les réseaux que dans le sens amont vers aval). Dans les régions rurales où les consommations sont faibles, notamment en été, cela limite de manière importante les quantités de biométhanes injectables. Les solutions techniques existent: soit on met en place des équipements spécifiques de «rebours» (permettant de faire remonter le biométhane vers l’amont du réseau), soit on installe des stockages tampons de biométhane, qui permettent de lisser les variations de consommations été/hiver. Des technologies très innovantes commencent à apparaître sur le marché pour réaliser ce type de fonctions de manière économique, par exemple la «Lilibox» commercialisée par Storengy.
«Les réseaux de gaz, comme les réseaux de chaleur et de froid, sont des composantes indispensables au développement de la production décentralisée.»
Pour les réseaux de chaleur ou de froid, même si les contraintes techniques sont très différentes, des évolutions peuvent apparaitre également nécessaires pour maximiser le développement de la production décentralisée. Prenons l’exemple d’un réseau de chaleur d’une zone industrielle, qui alimente également une zone urbaine comprenant des bâtiments à chauffer et un data center. Dans ce cas, le réseau de chaleur peut jouer un rôle clé pour l’optimisation énergétique de la zone en faisant transiter la chaleur excédentaire des industriels et du data center vers les bâtiments qui en ont besoin pour le chauffage ou l’eau chaude sanitaire. Pour cela, des investissements techniques (nouveaux échangeurs bi-directionnels ou stockages d’eau surchauffée) peuvent être nécessaires. On parle alors de réseaux de chaleur ou de froid de 4ème génération, c’est-à -dire de réseaux permettant d’accueillir et de redistribuer la production thermique sous différentes formes de et vers n’importe quel client raccordé au réseau. Là encore, de nombreuses innovations technologiques commencent à apparaître pour permettre ces nouvelles fonctionnalités: stockages thermiques haute température par matériaux à changement de phase, stockage de froid par coulis de glace, stockages géothermiques, récupération d’énergie thermique par ORC (Organic Rankine Cycle), etc.
Les technologies numériques sont aujourd’hui la clé dans tous les secteurs industriels; celui de l’énergie et des réseaux ne fait pas exception. Le développement des technologies numériques dans l’énergie n’est pas une fin en soi, mais un moyen d’accélérer la révolution énergétique de la décarbonisation, de la décentralisation et de l’efficacité énergétique. Parmi les grands enjeux d’innovations mentionnés ci-dessus, aucun ne pourrait être mis en œuvre sans les technologies numériques. Prenons l’exemple du développement de l’injection des gaz renouvelables (biométhane, méthane de synthèse, hydrogène) dans les réseaux. Sa conséquence est que les réseaux vont avoir dorénavant à véhiculer des mélanges de gaz de composition chimique et de propriétés physiques différentes; les distributeurs vont donc devoir s’assurer en permanence que le gaz livré chez leurs clients a in fine toutes les propriétés attendues, notamment le pouvoir calorifique spécifié et des contenus en composés minoritaires en dessous des plafonds autorisés. Pour ce faire, un pilotage fin de la composition du gaz à différents points du réseau sera de plus en plus nécessaire, et l’apparition de technologies très innovantes de capteurs connectés peu onéreux, ayant des consommations d’énergie très faibles et intrinsèquement communicants, offrent des perspectives très intéressantes pour le faire. Un autre exemple: celui des réseaux de chaleur et de froid de 4ème génération permettant d’accueillir à la fois des producteurs et des consommateurs de chaud et de froid. Là encore, les technologies numériques sont indispensables pour gérer les transits de l’un à l’autre en les optimisant via des stockages tampon.
Quant aux fonctions d’interface entre les gestionnaires de réseaux et leurs clients, l’installation de compteurs intelligents communicants commence à être une réalité dans de nombreux pays européens, quelle que soit l’énergie. Par exemple en France, GRDF installe actuellement chez tous ses clients particuliers le compteur intelligent «Gazpar», qui facilitera de nombreux services liés à la livraison du gaz et à l’optimisation des consommations énergétiques.
Parmi les familles de technologies numériques particulièrement importantes pour les gestionnaires de réseaux énergétiques, j’en mentionnerai a minima trois: d’abord les IOT (Internet of Things) avec son cortège de solutions innovantes telles que les capteurs miniaturisés communicants permettant de gérer et d’optimiser à faible coût tous les paramètres des réseaux et les interfaces avec les clients; deuxièmement l’IA (Intelligence Artificielle) qui permettra de faire parler le nombre exponentiellement croissant de données disponibles sur les réseaux et chez les clients pour mieux optimiser le fonctionnement des systèmes énergétiques plus décentralisés et donc plus complexes; le petit troisième est dans mon esprit plus incertain mais doit être étudié de près: il s’agit des technologies de blockchains, qui font l’objet d’un nombre croissant d’expérimentations dans le domaine de l’énergie pour des applications comme les transactions entre auto-producteurs d’énergie (facilitateur de décentralisation) ou pour les certificats d’origine d’énergie renouvelable (biométhane ou chaleur verte, par exemple).
Comme vous le voyez, les gestionnaires de réseaux de gaz, de chaleur ou de froid, sont concernés au premier chef par la révolution énergétique, et j’ajouterai même que pour que cette révolution ait lieu, ils doivent être les premiers acteurs des 3D.
Jusqu’à fin 2018 Bernard Blez a été directeur du ENGIE Lab CRIGEN. Il va se consacrer maintenant à l’enseignement supérieur sur la transition énergétique. Par exemple, il enseignera dans le cadre du cours «Mutations énergétiques». L’objectif de cette formation courte, reprogrammée sur trois jours à la fin du mois de septembre 2019 à la HEIG-VD, est de partager avec les participants un large éclairage quant aux mutations énergétiques en cours de par le monde afin susciter des réflexions quant au choix énergétiques et conditions de mise en œuvre sur leurs propres territoires. Le cours aborde à la fois les dimensions de stratégie à moyen et long termes et les aspects concrets de mise en œuvre: choix des technologies, intégration des innovations émergentes, aspects sociétaux, économiques, politiques, régulatoires. Les présentations, accessibles à des non spécialistes et ancrées par des informations chiffrées, font largement appel à des exemples d’implémentation dans les principales régions du monde. Des informations complémentaires sont disponibles sous www.mutations-energetiques.ch.
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