Plateforme pour l’eau, le gaz et la chaleur
Article technique
01. juin 2024

CO2 comme fluide caloporteur

Chauffer et refroidir rapidement nos villes grâce au CO2

Les réseaux CO2, des réseaux thermiques à basse température utilisant le CO2 comme fluide caloporteur, offrent la possibilité de chauffer et refroidir efficacement nos villes. Pouvant se dérouler plus rapidement que les réseaux traditionnels, ils joueront un rôle important dans la décarbonation du parc immobilier Suisse dans les 25 prochaines années.
Cédric Dorsaz, Samuel Henchoz, Patrick Chatelan, Jessen Page, 

Approvisionner, sans émettre de gaz à effet de serre, en chaud et en froid les bâtiments de nos villes ainsi que les processus qu’ils hébergent (p. ex. eau chaude sanitaire, réfrigération commerciale, centres de calcul) représente un défi de taille que nous devrons résoudre d’ici 2050. Le raccordement de quartiers entiers à des réseaux de chauffage à distance (CAD) et de froid à distance (FAD) permet une transition accélérée des carburants fossiles (p. ex. chaudières à gaz ou mazout décentralisées) vers des sources de chaleur renouvelables (p. ex. centrales d’incinération, centrales à bois, pompes-à-chaleur centralisées) pour autant que nous trouvions suffisamment de ressources thermiques renouvelables disponibles et que le déploiement de ces réseaux se fasse assez rapidement.

Les réseaux dits «d’anergie à eau», faisant circuler de l’eau à environ 10 °C pouvant servir de source directe de froid et de source de chaleur pour des pompes-à-chaleur (PAC) décentralisées, répondent au premier défi en permettant une exploitation centralisée de l’environnement (p. ex. lac, nappe phréatique, sol, air) comme source thermique. En revanche, leur déploiement reste aussi lent que celui des CAD et FAD classiques. Les «réseaux CO₂», des réseaux d’anergie remplaçant l’eau par le CO₂, offrent la possibilité de déployer des réseaux d’anergie plus rapidement et à des coûts moindres selon le cas d’application. En profitant de la grande quantité de chaleur émise (respectivement absorbée) lors de la condensation (et l’évaporation) du CO₂ à 10 °C et 45 bars, ces réseaux offrent plus de chaleur (respectivement de froid) par kilogramme de liquide déplacé. En utilisant des conduites flexibles et en nécessitant des travaux de génie civil réduits, les réseaux CO₂ offrent la possibilité d’être déployés plus rapidement que tous les réseaux thermiques existants.

Le projet de la HES-SO Valais-Wallis et de ses partenaires, présenté dans cet article, a permis la démonstration technique et économique du concept de réseau thermique à basse température utilisant le CO₂ comme fluide caloporteur.

Démonstrateur de réseau CO2 à Sion

Conception et construction

L’idée du réseau CO₂ est née dans l’ancien laboratoire d’énergétique industrielle de l’EPFL et a été développée ensuite dans ces mêmes locaux jusqu’à la construction en 2014 d’un banc d’essai. Les résultats prometteurs obtenus ont encouragé le développement du projet visant à réaliser le premier démonstrateur au monde de cette technologie sur le site du Campus Energypolis à Sion en Valais. Ce réseau de taille significative a été déployé en 2022, sur plus de 170 m de fouilles, pour approvisionner en chaud et en froid les trois nouveaux bâtiments avec une puissance totale de 340 kW de chaud et 450 kW de froid.

Pour garantir une sécurité maximale dans le cadre de ce projet de recherche, les conduites flexibles résistant à une pression de 90 bar ont été insérées dans une seconde conduite servant comme «double enveloppe» (fig. 1). La nécessité de cette double sécurité devra être évaluée au cas par cas pour les différents projets d’application futurs.

Les technologies utilisées pour les composants de ce réseau contenant du CO₂ à environ 50 bars proviennent principalement de l’industrie gazière (tuyauterie et raccords). Le savoir-faire et la chaîne d’approvisionnement sont dès lors majoritairement existants ce qui est favorable au développement rapide de ces nouveaux réseaux de distribution de chaleur et de froid.

La start-up ExerGo impliquée dans ce projet est d’ailleurs déjà en mesure de proposer des études de faisabilité et des projets de réalisation pour cette technologie.

Composants du réseau CO2

Un réseau CO₂ est constitué d’une ligne «liquide» et d’une ligne «gaz» (fig. 2). Seules deux conduites suffisent pour transporter l’énergie récupérée en centrale vers les différentes sous-stations du réseau. La source renouvelable utilisée pour le démonstrateur de Sion est la nappe phréatique. Un échangeur de 450 kW en centrale (fig. 3) permet de transférer la chaleur du réseau d’eau de nappe vers le réseau CO₂ et ensuite les utilisateurs raccordés.

Chacune des sous-stations est équipée d’un échangeur (évaporateur) pour la production de froid et d’un échangeur (condenseur) pour la production de chaud. Une PAC permet ensuite d’élever la température du réseau au secondaire de ce condenseur en fonction des différents besoins spécifiques des bâtiments (p. ex. 30 °C pour le chauffage statique, 40 °C pour la ventilation et 55 °C pour l’eau chaude sanitaire). Dans ce projet de recherche, différents types de PAC et de raccordement des condenseurs et des évaporateurs ont été testés, pour évaluer la flexibilité de cette technologie et comparer les performances en vue de proposer une conception optimisée pour les futurs réseaux. Il en ressort par exemple qu’il existe des solutions efficaces pour raccorder un client sans forcément devoir entrer dans son bâtiment avec du CO₂.

La conception des sous-stations, de la centrale (fig. 3) et de la régulation est spécifique au réseau CO₂ et a été complètement développée dans ce projet de recherche, principalement par l’entreprise Zéro-C. La réalisation de ces installations techniques dans les différents locaux du projet ne s’éloigne pas du standard des installations frigorifiques. Il n’a, par exemple, pas été nécessaire de développer une robinetterie spécifique ou des techniques de mise en œuvre particulières.

Fonctionnement

Dans chacune des sous-stations, le CO₂ de la ligne liquide est évaporé pour fournir du froid et/ou le CO₂ de la ligne gaz est condensé pour fournir de la chaleur. Contrairement à un réseau d’anergie à eau qui utilise un changement de température pour délivrer de la chaleur aux bâtiments raccordés, un réseau CO₂ profite de l’énergie libérée ou absorbée par le changement de phase liquide/gaz du fluide caloporteur.

Densité énergétique élevée

Cette particularité est précisément la raison pour laquelle un réseau CO₂ a une densité énergétique plus élevée qu’un réseau d’anergie à eau, dont la variation en température, et par conséquent la densité énergétique, est limitée par des considérations environnementales. En Suisse, l’apport (ou le prélèvement) de chaleur sur une source comme la nappe phréatique est réglementé par l’ordonnance sur la protection des eaux (OEaux), et interdit de modifier la température moyenne de la nappe de plus de 3 °C à 100 m du point de restitution des eaux. Il en résulte que la densité énergétique d’un réseau d’anergie à eau est environ neuf fois moindre que celle d’un réseau CO₂.

Circulation

Pour garantir la circulation du CO₂ dans les conduites, il faut une différence de pression entre la ligne liquide et la ligne gaz. Sur ce démonstrateur, c’est la ligne liquide qui est maintenue à plus haute pression par des pompes centrifuges.

En été, pour la distribution de froid, c’est la pompe de la centrale qui pousse le liquide vers les sous-stations. Une vanne de régulation, placée en amont de l’évaporateur, régule le débit de CO₂ à travers l’échangeur et refroidit ainsi le réseau d’eau de refroidissement côté bâtiment à la température de consigne définie. Lorsque le bilan global du réseau est en mode «froid», le liquide se déplace donc de la centrale vers les sous-stations.

En hiver, ce sont les pompes des sous-­stations qui renvoient le CO₂ liquide condensé par les PAC vers la centrale. Lorsque le bilan global du réseau est en mode «chaud», le liquide se déplace donc des sous-stations vers la centrale.

Par conséquent, le sens de circulation du CO₂ dans les conduites dépend du bilan global des besoins de chaud et de froid du réseau (voir fig. 4). Les besoins simultanés en chaud et en froid sont compensés localement (effet anergie) et coûtent donc peu en énergie de pompage, contrairement à un réseau d’anergie à eau. De part ce fonctionnement spécifique et la densité du CO₂, l’énergie de pompage est bien inférieure à celle d’un réseau équivalent à eau (au minimum deux fois plus faible selon les résultats mesurés).

RĂ´le de la centrale

Le rôle de la centrale (voir fig. 3) est d’équilibrer le bilan thermique global du réseau. Si la demande globale en «froid» est prépondérante, il faut condenser du CO₂ en centrale. Dans ce cas, la température du réseau est supérieure à celle de la nappe. Si la demande globale en «chaud» sur le réseau prédomine, il faut évaporer du CO₂ en centrale. Dans ce cas, la température du réseau est inférieure à celle de la nappe. Le réseau fonctionne à environ 8° C/42 bar en hiver et 14 °C/50 bar en été.

Aussi, comme représenté sur la figure 4, une machine de froid de 200 kW a été installée en centrale pour pouvoir d’une part garantir en tout temps les températures demandées par les bâtiments du Campus et d’autre part émuler différentes températures de source froide avec une température inférieure à la nappe phréatique de Sion (p. ex. un lac ou une rivière).

Enfin, une boucle intermédiaire à eau glycolée a été prévue pour découpler le réseau CO₂ du réseau d’eau de nappe afin de protéger les échangeurs CO₂ contre un encrassement ou contre une éventuelle détérioration.

Performances

Depuis sa mise en service en juin 2022 jusqu’à la fin de la période de démonstration en août 2023, le démonstrateur a fourni plus de 1 GWh d’énergie aux bâtiments du Campus Energypolis, réparti à peu près à part égale entre le chaud et le froid, couvrant ainsi presque la moitié des besoins totaux du site sur cette période (fig. 5). Bien que la simultanéité des besoins en chaud et en froid du site soit relativement faible, il a été possible de démontrer qu’avec un réseau CO₂, la production de froid en hiver (p. ex. pour le refroidissement des locaux de serveurs ou pour rafraîchir les locaux à fortes charges internes) est entièrement gratuite et améliore le rendement global de la production de chaleur. Une économie d’environ 37 000 kWh a été possible lors de l’hiver 2022/23 grâce à l’exploitation de l’effet anergie sur ce démonstrateur, soit plus de 8% de l’énergie distribuée sur cette période.

En raccordant une PAC standard du marché avec un réfrigérant synthétique, le coefficient de performance (COP) mesuré sur la saison froide pour la fourniture de chaud est de 4,4. Les performances mesurées sur les PAC à réfrigérant naturels sont légèrement inférieures avec un COP de 3,9 et 3,6. Cette différence s’explique principalement par le type de raccordement choisi entre ces PAC et les installations des bâtiments (raccordement direct, sans accumulateur) et aussi par la température de retour vers les PAC à CO₂ qui est un peu trop élevée pour leur permettre de fonctionner dans leur plage de fonctionnement optimale.

En considérant l’énergie de chaud et de froid totale fournie par le réseau CO₂ aux bâtiments divisée par la consommation électrique totale de tous les composants du réseau (y compris PAC et machine de froid en centrale), le COP mesuré est de 5,7 sur la période de test de décembre 2022 à août 2023.

Le bilan de consommation électrique du démonstrateur de Sion sur l’année est majoritairement dominé par les consommations des PAC des sous-stations et de la machine de froid en centrale (fig. 6). Outre ces gros consommateurs, la répartition est plus ou moins équilibrée en été entre la pompe principale de distribution du CO₂ sur le réseau et la pompe de circulation de l’eau dans la boucle inter­médiaire entre le réseau et l’eau de la nappe phréatique. Pour rappel, cette boucle intermédiaire n’est pas forcément nécessaire pour les futurs réseaux.

L’exploitation du démonstrateur a montré le niveau de maturité avancé de cette technologie qui fonctionne actuellement de manière fiable, flexible et autonome. L’exploitation de ce réseau sur le site de Sion ne nécessite pas un suivi ou des travaux d’entretien et de maintenance plus contraignant qu’un réseau d’anergie à eau.

Chiffres clé et avantages

Un modèle de réseau CO₂ calibré sur les mesures faites sur l’installation de démonstration a permis d’estimer la rentabilité économique de réseaux CO₂ selon les besoins en chaud et en froid du site considéré et selon la nature et température de la source thermique (nappe, lac, rivière). Il en ressort tout d’abord que la rentabilité d’un réseau CO₂ nécessite l’existence d’une demande de froid; elle commence déjà pour une petite demande en froid et augmente fortement avec celle-ci (l’augmentation du CAPEX et de l’OPEX étant insignifiants).

Etant donné la part importante de la consommation électrique des PAC dans l’OPEX, la température de départ des systèmes de chauffage des bâtiments impacte significativement le COP global du réseau et le prix du kWh (chaud et froid confondus) vendu. La température de la source joue aussi un rôle important. Elle sera de préférence aussi proche de 10 °C que possible et stable au cours de l’année. Les lacs offrent la stabilité, mais leur température basse (souvent 6–7 °C) péjore légèrement le COP et l’OPEX. Les rivières Suisses sont souvent trop chaudes l’été pour servir de source de froid. Les nappes phréatiques offrent les meilleures sources thermiques. Cependant dès que leur température dépasse 12 °C, il peut s’avérer impossible pour le réseau CO₂ d’assurer un service de froid sans l’aide d’une machine de froid en centrale, ce qui augmente le CAPEX et diminue ponctuellement le COP.

La réduction d’un facteur trois du diamètre des conduites et une profondeur de fouille pouvant, techniquement, être limitée à environ 80 cm permet une réduction estimée des coûts de réseaux de 50%. Les réseaux CO₂ peuvent ainsi s’étendre à des coûts moindres que les autres réseaux et sont moins dépendants de la densité énergétique du territoire qu’ils alimentent. Ceci peut permettre la valorisation de sources thermiques éloignées.

En revanche, l’infrastructure supplémentaire nécessaire en sous-station (stockage tampon de CO₂, détection de CO₂, ventilation d’urgence) représente une augmentation de leurs coûts d’environ 25% par rapport à celle d’un réseau d’anergie à eau et significativement plus par rapport aux réseaux CAD et FAD. Ceci favorise les raccordements de plus de 100 kW, soit de grands bâtiments ou de petits réseaux de quartier. Ces propriétés rendent les réseaux CO₂ idéaux pour l’approvisionnement de bâtiments neufs et/ou rénovés de villes se situant à proximité d’un lac ou sur une nappe phréatique et pouvant aussi profiter de rejets thermiques industriels. Ils seront souvent combinés à des réseaux d’anergie à eau ou des CAD à basse température (p. ex. à 50 °C).

Conclusion

Comme les réseaux d’anergie à eau, les réseaux CO₂ offrent des services de chaud et de froid avec la même infrastructure ainsi qu’une exploitation efficace de l’environnement comme source thermique. En exploitant la transition de phase du CO₂ ils offrent une densité énergétique environ neuf fois plus grande que les réseaux d’anergie à eau permettant une réduction des coûts de réseau estimée à 50%. En revanche, ils nécessitent plus d’équipement en sous-station ce qui représente un surcoût estimé actuellement à 25%. L’utilisation de conduites flexibles offre la possibilité d’un déroulement rapide en milieu urbain, un atout important pour une décarbonation du parc immobilier Suisse dans les 25 prochaines années.

Remerciements

Les auteurs tiennent à remercier l’Office fédéral de l’énergie (OFEN) pour le soutien financier à travers leur programme pilote et démonstration, la société OIKEN ainsi que le professeur François Maréchal de l’EPFL pour leurs contributions essentielles à la réussite de ce projet.

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